Depuis plusieurs années, certains pasteurs protestants en Haïti expliquent la détérioration des conditions socio-économiques du pays comme l’aboutissement de la transgression populaire contre le divin. Souvent, ces leaders religieux ambitionnent une carrière politique
En 2004, l’organisation Vision pour Haïti et pour le monde (VIHAMO) est créée en marge des manifestations politiques qui ont poussé Jean-Bertrand Aristide vers l’exil. L’initiative proposée par un ensemble de pasteurs dont Maxo Joseph se donne comme mission de « prier pour ce pays ». Dans un texte disponible sur le site de l’organisation, il est dit que : « […] depuis environ 200 ans, ce pays composé en majorité de noirs venus d’Afrique a été consacré à Satan ; c’est la principale raison de sa misère. »
Rapidement, des rassemblements de prières ou des manifestations de rues sont organisés par l’institution. Les pasteurs expliquent aux milliers de fidèles que selon la révélation et leurs prières, « Haïti sera appelé la lumière des nations (…). » Pourtant, les années passent, l’instabilité sociopolitique, la crise économique et les catastrophes naturelles persistent. En 2015, Maxo Joseph se présente aux élections présidentielles.
Louibert Meyer se souvient de cette initiative qu’il a contestée dès le départ. « Les dirigeants des églises protestantes en Haïti ont cette fâcheuse habitude d’exploiter l’ignorance de leurs ouailles pour former leur projet personnel, lance-t-il. Pour le jeune protestant, ancien supporteur du mouvement GNB , « les différents mouvements religieux ont porté, chacun d’eux, un projet politique sous-jacent. »
Préceptes religieux et politique ne font pas bon ménage
En 2006, les pasteurs Luc Mésadieu et Chavannes Jeunes partent tous deux à la conquête de la chaise présidentielle. La popularité du dernier du haut de la chaire a fait sa popularité au sein du secteur protestant. Ses prises de position ne font pourtant pas unanimité au sein des fidèles. « Selon moi, Chavannes Jeunes dès le départ n’a pas compris qu’il n’était pas un homme politique et peut-être qu’il ne le comprend toujours pas. Ses différentes alliances politiques qui ont suivi l’ont démontré puisqu’elles ne correspondaient pas aux règlements bibliques », ajoute Meyer.
Au niveau des organisations d’obédience protestante, des efforts vont être convergé pour tenter de réunir Mésadieu et Jeunes sous une même bannière politique. « Cette initiative a révélé les intentions individualistes des deux candidats », prolonge Meyer.
Le pasteur, Lemète Zephyr qui présidait le Mouvement missionnaire mondial à l’époque n’est pas d’un avis contraire. « L’un d’entre eux s’est exprimé avec beaucoup d’orgueil en adjurant l’autre de retourner au bercail. [Chavannes Jeunes] a échoué dans ces élections (2006) et les autres qui ont succédé. Je suis sûr qu’il ne sera jamais président d’Haïti », martèle Lemète Zéphyr.
L’inquiétante intrication
Lors des élections de 2011, le très populaire Shalom Tabernacle de Gloire s’est affiché aux côtés de Michel Martelly que ses leaders ont présenté comme le candidat « approuvé » de Dieu. Élu président, Martelly déclare, en 2011, sept jours de prières pour Haïti et ses dirigeants.
Citant les promesses non tenues de Martelly au cours de son mandat, André Muscadin et les autres leaders de Shalom Tabernacle de Gloire abandonnent le parti Tèt Kale aux élections de 2015. Désormais, c’est Jude Célestin qu’ils présentent comme « l’élu de Dieu ». Pasteur André Muscadin proclame Jude Célestin président d’Haïti dans la nuit du 23 octobre à la suite d’une répétition de formules incantatoires. Mais, c’est Jovenel Moïse qui remporte les élections finalement.
En 2018, Gregory Toussaint essaie à son tour. Le pasteur débarque de Miami au nom d’une prophétie faisant croire qu’Haïti sera un pays émergent d’ici 2030. Invité d’honneur, Jovenel Moïse déclare à la foule de croyants qu’il est un homme de Dieu qui ne prend ses décisions qu’après des moments de prières. Wilson Jeudi, le maire de Delmas qui convoite la présidence a lui aussi, en janvier dernier, décidé de remettre le pays à Dieu au cours d’un événement spirituel.
L’église comme vivier politique
Fabrice Torchon, professeur de philosophie, observe que le nombre des adeptes dans les assemblées protestantes en Haïti a augmenté depuis le séisme du 12 janvier 2010. « Cette fracture psychique, selon lui, mérite d’être questionnée, car des leaders protestants capables de mobiliser autant de fidèles sont devenus des pièces très importantes de l’échiquier social. »
Mais, selon lui, à travers leur histoire, la religion et la politique étaient toujours liées malgré la nécessité d’une séparation prônée par certains prêtres comme Saint Augustin. « Cette réalité a aussi existé en Haïti et a sans doute amplifié avec les technologies de l’information et de la communication », soutient Fabrice Torchon.
Cependant, le philosophe questionne l’arrière-plan d’une éventuelle vision politique des protestants visant à occuper « l’espace public ». « La Constitution de 1987 définit Haïti comme un État laïque où les différences de groupes sont noyées dans la démocratie. Un leader voyant la société à travers ses valeurs protestantes peut contraindre ces derniers à se soumettre à une morale protestante”, prolonge-t-il. Longtemps mis à l’écart aux dépens de l’Église catholique, le professeur pense également que ces mouvements de foule peuvent être considérés comme “une revanche de ce secteur pour attirer l’attention des politiques. »
Le pasteur Lemète Zéphyr, lui, se positionne contre toute pratique visant à intriquer politique et religion. « L’église doit rester neutre [pour conserver sa capacité à] réunir des individus de diverses opinions politiques. Elle ne doit en aucun cas servir d’instrument politique. Les croyants peuvent d’après moi se réunir pour prier pour leur pays sans que l’initiative ne soutienne un projet politique », soutient le pasteur Zéphyr.
La prière et les valeurs chrétiennes peuvent, toujours selon lui, influencer la personnalité d’un leader politique. « Mais l’action compte également. Les chrétiens doivent avoir le courage de dénoncer les mauvais courants politiques pouvant générer des crises socio-politiques et économiques au sein de la population », poursuit-il.
Pour lui, c’est « l’absence d’un plan politique permettant à tous les Haïtiens de jouir des droits équitables » qui est la cause des malheurs d’Haïti. « Nous avons passé tous les siècles de notre existence à investir dans des projets obscurantistes qui empêchent le développement de notre société. L’éducation, la culture et les autres domaines n’ont jamais été les priorités de nos dirigeants », dit-il.
Photo couverture : Quelques leaders protestants participant à l’évènement In Haïti en janvier 2018
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