SOCIÉTÉ

Ces Haïtiens qui multiplient les entreprises à Porto Rico

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Portrait d’une communauté discrète, entreprenante, mais discriminée.

À quelques mètres du palais du gouverneur à San Juan, capitale de Porto Rico, une statue se dresse, et donne le dos à une mer placide sur laquelle quelques bateaux géants se reposent avant leur prochaine excursion.

Dans la capitale de ce territoire américain, « l’Immigrant », nom donné à l’homme de bronze, célèbre le déracinement. Ces allers-retours parfois voulus, souvent forcés cimentent des cultures, plantent des communautés et font corps avec l’identité de ce territoire de trois millions d’âmes, situé à 600 km d’Haïti et seulement 100 km de la République dominicaine.

La statue de bronze l’Immigrant. Photo: Ayibopost / Widlore Mérancourt

Quelques encablures à l’ouest de la Statue, au #364, Vieux San Juan, une petite entreprise de vente de souvenirs subit un afflux constant de touristes. « Hello coqui » appartient à Vlad Cenatus. Et cet homme calme, au regard bienveillant, a quitté Haïti depuis une vingtaine d’années, pour s’installer à Porto Rico.

À 45 ans, Vlad Cenatus compte deux entreprises à son actif pour un total de 5 employés. Ces derniers sont portoricains, dominicains et américains. « Je n’ai pas d’Haïtiens qui travaillent pour moi », dit le père de 3 enfants, marié à une Surinamienne.

En vrai, la communauté haïtienne sur l’ile ne dépasserait pas 4 000 citoyens. Mais à Vieux San Juan, beaucoup se sont lancés dans l’entrepreneuriat. Vlad Cenatus dénombre dans la zone une quinzaine d’entreprises, dont deux restaurants, appartenant à des Haïtiens.

Devanture de l’entreprise de Vlad Senatus « Hello Coqui ». Photo : Ayibopost / Widlore Mérancourt

Dominicains et Haïtiens à la même enseigne

Dans la rue adjacente à « Hello coqui » un jeune homme, bien installé derrière un comptoir dans une maison rustique, se présente comme esclave de ses rêves. À 30 ans, Isaac Saint Fleur, parle un parfait créole pour quelqu’un qui a quitté Haïti depuis ses trois ans. Le jeune gringalet dirige avec des membres de sa famille le « Haitian Gallery, art and crafts », l’unique institution de San Juan officiellement dédiée à la culture haïtienne.

« Je ne sais pas d’où je viens » admet Isaac Saint Fleur qui se sent comme un « étranger dans [sa] propre famille ». Aussi, le Haitian Gallery lui permet d’interagir avec des Haïtiens de passage à Porto Rico et l’aide à reconstituer l’immense puzzle de son identité fragmenté.

Cependant, cette quête de racine se heurte à la réputation d’Haïti et aux vicissitudes du marché touristique. « Il y a beaucoup de clichés sur le pays » explique Saint Fleur, un tantinet contrarié. Dans la longue liste de ses récriminations, il note la persistance des questions sur le vaudou, la demande régulière pour les « poupées magiques » et la trivialisation de la culture haïtienne par « des gens qui parlent sans rien savoir sur le pays. »

Isaac Saint Fleur se sent comme un « étranger dans sa propre famille ». Photo: Ayibopost / Widlore Merancourt

Des entreprises « haïtiennes » que par leurs propriétaires

L’autre versant du problème concerne la réalité économique. À ses débuts dans les années 1990, le Haitian Galery comptait 100 % de produits haïtiens. Aujourd’hui, l’entreprise glane ses artefacts un peu partout dans le monde, sauf en Chine. L’art haïtien compte pour 25 % du mix qui fait la part belle aux créations indonésiennes, de Colombie ou du Pérou.

Et quand Saint Fleur explique qu’il n’y a pas de marché à Porto Rico pour les produits haïtiens, il parle aussi pour Vlad Senatus. « Auparavant, Hello coqui offrait 50 % de produits haïtiens et 50 % d’œuvres variées. Mais les produits haïtiens ne sont plus demandés », admet l’entrepreneur. Les restaurants haïtiens ne proposent pas non plus de gastronomie haïtienne.

Pièces en bois provenant d’Haiti à la « Haitian Gallery ». Photo : Ayibopost / Widlore Mérancourt

Dans les faits, la communauté haïtienne s’efface à Porto Rico. Avec les 100 000 dominicains du territoire de 9 000 km2, elle se heurte à une société où la xénophobie et le racisme parcourent les rues et modèle les institutions. L’histoire récente des déplacements entre ces îles voisins permet de comprendre la situation sur place.

Une communauté discriminée

En janvier 1987, le Los Angeles Times rapportait la noyade de 13 « boat people » à 75 km de San Juan. Ils étaient tous dominicains. Car à l’époque, un millier de ressortissants du pays voisin, tenaillés par la misère, prenait chaque mois la mer avec l’espoir de rejoindre les côtes portoricaines.

Durant la même décennie, un flot continu d’Haïtiens prenait d’assaut les plages de la Floride. D’autres se rendaient légalement à Porto Rico pour y vendre des produits haïtiens. La mère de Vlad Cenatus fait partie de cette vague. À l’époque, les containers haïtiens débarquaient, chargés de pilons, masques, peintures, machettes, tchatcha, paniers, dodine, Bébé Moïse… Comme plein d’autres haïtiens, la mère de Cenatus finira par s’installer à Porto Rico et y créer une entreprise.

De leur côté, les dominicains pouvaient se fondre dans la foule, ou se démener pour rentrer aux États-Unis. Cette immigration se trouve facilitée par le statut spécial de l’île : il n’est guère nécessaire d’avoir un passeport ou un visa américain pour rejoindre le « mainland » quand on est ressortissant du Commonwealth.

Une rue a vieux San Juan. Photo : Ayibopost / Widlore Mérancourt

Porto Rico en situation de faillite

En 2019, la situation n’est plus pareille. L’île paradisiaque qui a officiellement fait faillite en 2017 se débat avec une importante crise économique et sociale. Certains dominicains reviennent chez eux, mais des Haïtiens, exténués par la xénophobie en République dominicaine ou le manque d’opportunités économiques en Haïti, continuent la traversée dangereuse, souvent organisée par des passeurs professionnels depuis Santo Domingo.

Sur place, les deux communautés minoritaires font face aux mêmes préjugés rapporte Rafael E. Rodriguez Rivera, directeur exécutif du Bureau légal de la communauté, une entité créée en 1981 qui fournit gratuitement des services légaux aux gens pauvres. Selon M. Rivera, dominicains et haïtiens ont à Porto Rico des problèmes de papiers et rencontrent des difficultés pour accéder au marché de l’emploi, à l’éducation et aux services de santé.

Quoi qu’il en soit, des liens insoupçonnés lient Haïti à Porto Rico. Il y a l’ignominie de l’esclavage et de la traite qui donnera les Afro-Portoricains, la plus grande minorité actuellement sur le territoire. Une culture riche, à la croisée de plusieurs influences. Et Ramón Emeterio Betances.

Considéré comme le père fondateur de Porto Rico, Betances était un fervent défenseur d’Haïti. Pendant son séjour à Paris, il a représenté certains gouvernements d’Haïti. Avant son décès en 1898, il écrira plusieurs livres sur le pays dont Washington Haitiano, un essai sur Alexandre Pétion et un des deux prologues pour « Les Détracteurs de la race noire et de la République d’Haïti », un livre de Louis Joseph Janvier sorti en 1882.

Widlore Mérancourt

Widlore Mérancourt est éditeur en chef d’AyiboPost et contributeur régulier au Washington Post. Il détient une maîtrise en Management des médias de l’Université de Lille et une licence en sciences juridiques. Il a été Content Manager de LoopHaïti.

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