ÉCONOMIEPOLITIQUE

Les déportations de Luis Abinader entravent l’image et l’économie dominicaines

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« La manière dont sont conduites ces déportations est une honte pour la République dominicaine», critique Juan Rodriguez, anthropologue dominicain, militant pour le droit des Haïtiens dans son pays

La décision du gouvernement américain de suspendre les importations de sucre provenant de l’usine Central Romana bouleverse la République dominicaine. Dans des déclarations faites à la presse, le ministre dominicain de l’Agriculture a estimé que les conséquences de cette décision pourraient être désastreuses. Limber Cruz a exprimé son espoir que les États-Unis lèveront le veto bientôt.

Ces sanctions contre Central Romana sont tombées seulement quelques jours après que l’ambassade des États-Unis à Santo Domingo a exprimé son inquiétude face au profilage racial dont étaient victimes certains citoyens américains, en pleine campagne de déportation massive d’Haïtiens.

L’usine de la Romana, située dans l’est de l’État dominicain, est le plus grand exportateur dominicain de sucre vers les États-Unis. Ses opérations représentent près de 60 % des exportations totales de sucre de la république voisine, qui totalisaient en tout 154 millions de dollars en 2021.

Limber Cruz a exprimé son espoir que les États-Unis lèveront le veto bientôt.

Fondée en 1912, Central Romana est accusée de conditions inhumaines pour ses travailleurs, en majorité d’origine haïtienne. Elle emploie plus de 30 000 ouvriers, et est la plus grande propriétaire foncière en République dominicaine. L’usine est la propriété de la famille Fanjul, d’origine cubaine, l’une des plus riches aux États-Unis, et parmi les principaux donateurs politiques aux républicains comme aux démocrates.

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Dans son éditorial du 25 novembre, le journal dominicain Acento se plaint des conséquences que cet embargo peut avoir sur l’image de la République dominicaine, accusée de part et d’autre de ne pas respecter le droit des migrants haïtiens.

En effet, les conséquences macroéconomiques sont moins importantes que celles sur l’image, car les exportations de sucre ne représentent que 1,3 % des exportations totales de la république voisine. La région de l’est, où l’usine est implantée, subira toutefois de plein fouet la décision si elle reste inchangée, avertissent les économistes dominicains.

Central Romana est accusée de conditions inhumaines pour ses travailleurs, en majorité d’origine haïtienne.

Central Romana a protesté contre le veto, mais selon le chargé d’affaires américain à Santo Domingo, Robert Thomas, l’entreprise possède un « historique long et malheureux de ne pas donner à ses ouvriers le traitement qu’ils méritent ».

À Ouanaminthe aussi, ville frontalière, les exportations de la République dominicaine sont bloquées depuis le lundi 21 novembre. Des citoyens de la zone protestent contre les déportations d’Haïtiens, et les conditions affreuses dans lesquelles elles sont menées.

Une barrière sur la frontière séparant les deux républiques, entre les villes voisines : Dajabón et Ouanaminthe. Fermée lundi 21 novembre par des Haïtiens protestant contre les déportations forcées de leurs compatriotes, ils l’ont ensuite peinte à l’image du bicole au cours de la semaine.

Selon Juan Rodriguez, anthropologue dominicain qui milite pour le respect des droits des immigrants haïtiens dans son pays, « la manière dont sont conduites ces déportations est une honte pour la République dominicaine. »

Elles ne respectent en rien l’accord signé entre les deux pays, le 2 décembre 1999, sur la manière de procéder. Aucun des six points de cet accord qui concernent la république voisine n’est respecté. En 1999, les dirigeants dominicains se sont engagés à ne pas rapatrier des Haïtiens pendant la nuit, ni les dimanches ou les jours fériés des deux pays, sauf de 8h Am à 12am. La séparation des familles, parents et enfants mineurs serait aussi évitée.

Des citoyens de la zone protestent contre les déportations d’Haïtiens…

Dans ce même accord, le pays présidé actuellement par Louis Abinader s’est engagé à communiquer à Haïti, dans un délai raisonnable, la liste des personnes concernées par les rapatriements. Celles-ci seraient traitées dans le respect de leur dignité, et auraient l’occasion de prendre leurs effets personnels.

Systématiquement, dénonce Juan Rodriguez, l’État dominicain s’est appliqué à ne pas respecter les règles prévues par les deux pays. « Je ne sais pas pourquoi personne ne veut parler de cet accord, dit l’anthropologue. Et on a l’impression que le gouvernement haïtien ne veut rien savoir des Haïtiens qui sont en RD. ».

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Edwin Paraison, ancien ambassadeur en République dominicaine, fait partie de la délégation qui avait mené les discussions aboutissant à cet accord entre les deux pays. Selon lui, Haïti n’a pas respecté non plus les deux engagements que le pays avait pris, pour faciliter les rapatriements. « Le pays devait notamment fournir des documents d’identité aux Haïtiens en général, et aussi à ceux qui vivent en République dominicaine. On devait aussi travailler à réduire le flux migratoire ». En outre, dénonce-t-il, le gouvernement actuel a d’autres priorités, comme se maintenir au pouvoir le plus longtemps possible. « Non seulement cet accord est un protocole d’entente sans valeur contraignante, mais Il paraît que le gouvernement actuel ne veut pas se mêler de ce problème. Ils n’ont sorti une note que lorsque l’ambassade américaine en République dominicaine a dénoncé le profilage racial contre les citoyens américains là-bas ».

Je ne sais pas pourquoi personne ne veut parler de cet accord, dit l’anthropologue.

– Juan Rodriguez

En République dominicaine, la question haïtienne est prise au sérieux, et utilisée chaque fois que des élections se profilent, pour détourner l’attention des Dominicains des autres problèmes de leur pays. « Dans deux ans, ce sera le moment des élections, et la campagne commence déjà », explique Juan.

Wibens Lorzeme vit en République dominicaine depuis presque deux ans. Dans ses interactions avec les Dominicains, il confirme que la plupart de ceux qu’il connaît pensent que les Haïtiens sont en train de les envahir doucement. Cette rhétorique est poussée en avant notamment par le parti PLD, pour lequel Abel Martinez, anti-haïtien reconnu, veut se présenter en tant que candidat à la présidence.

« À force d’entendre que les Haïtiens veulent les envahir, beaucoup de Dominicains, surtout ceux qui sont les moins éduqués, finissent par le penser », dit Lorzeme.

D’après Juan Rodriguez, il n’y a pas de xénophobie en République dominicaine, mais de l’anti-haitianisme. « D’autres nations sont aussi illégales en République dominicaine, mais comme elles ont la peau claire, on ne les touche presque pas. »

Il paraît que le gouvernement actuel ne veut pas se mêler de ce problème.

– Edwin Paraison

Entre les deux pays, les relations ont toujours été tendues, mais le commerce vers Haïti est l’un des principaux moyens de la République dominicaine de rentrer des devises. Haïti est le deuxième marché de la République dominicaine, selon le centre d’exportation et d’investissement de la République dominicaine. Pendant le premier semestre de 2022, les exportations vers Haïti ont totalisé 590 millions de dollars américains.

À Dajabon, dans le nord de l’île, des petits commerçants haïtiens traversent le pont frontalier pour un marché bihebdomadaire, en mars 2021.| © AFP

D’après Listin Diario, les échanges commerciaux entre les deux pays ont totalisé plus de 6 899,2 millions de dollars (6 milliards) de 2015 à 2021, et en incluant le premier semestre de 2022. La balance commerciale penche en faveur de la RD qui accapare 97,6 % des échanges, et Haïti n’a exporté 2,4 % vers la RD.

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Douze des familles haïtiennes les plus riches ont investi des millions de dollars en République dominicaine, notamment dans le secteur du transport, des combustibles, ou encore de la construction. Et, soulignent Juan Rodriguez et Wibens Lorzeme, les Haïtiens qui vivent dans le pays voisin participent activement à la santé économique du pays, par les transferts de l’étranger qu’ils reçoivent, ou les emplois moins rémunérés qu’ils acceptent. « Ce sont des gens indispensables au secteur des affaires, croit Rodriguez. Les Haïtiens sont pour ce secteur une main-d’œuvre à bon marché, et qui n’a aucun droit, à cause de son statut illégal. »

La balance commerciale penche en faveur de la RD…

Lorzeme, pour ces raisons, estime que le problème n’est pas seulement politique, mais aussi social. Les interactions entre les deux peuples ont changé. L’insécurité et l’instabilité politique en Haïti ont poussé des milliers de jeunes compatriotes, issus pour beaucoup de la classe moyenne haïtienne, vers le pays voisin. Des couples mixtes se sont créés, et contribuent à « haïtianniser » des noms de famille. Cela, explique Lorzeme d’après les conversations qu’il a avec des amis dominicains, tend à exacerber la méfiance de ces derniers.

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« De plus, beaucoup de ces Haïtiens habitent dans des quartiers chics, où ils payent assez cher le loyer, comme ils sont pour la plupart en situation illégale », poursuit Wibens Lorzeme. Cela provoque une inflation des prix des loyers dans certains quartiers. Comme les Dominicains payent en général moins cher que les Haïtiens, pour la même surface, les agents de l’immobilier dominicain tendent à préférer la clientèle haïtienne dans ces zones.

Cette place importante des Haïtiens dans l’économie dominicaine serait difficile à combler, et cela rend Lorzeme confiant que tôt ou tard la vague de rapatriements actuelle va cesser. La fin des déportations ne remettrait pas en question cependant la nécessité pour les deux pays de se parler. « Il faut absolument que les responsables des deux côtés se rencontrent pour définir de nouvelles ententes », estime l’ancien ambassadeur.

Cela provoque une inflation des prix des loyers dans certains quartiers.

Selon Juan Rodriguez aussi, les autorités haïtiennes doivent élever la voix pour défendre les citoyens de leur pays, et même amener la question devant des juridictions internationales.

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Entretemps, à Ouanaminthe, la frontière restera fermée, selon les citoyens de cette ville. Pour les besoins à court terme, il y a toujours la possibilité de passer dans des points non officiels, explique Philomé Mathieu. « Il suffit de donner quelques pesos à un garde dominicain », conclut le journaliste.

Journaliste. Éditeur à AyiboPost. Juste un humain qui questionne ses origines, sa place, sa route et sa destination. Surtout sa destination.

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