Le modèle James Reason permet d’identifier cinq vulnérabilités latentes de notre système de soins de santé qui ont entraîné le décès de la jeune étudiante
L’étudiante en sciences infirmières, Kenia Civil, est morte à l’hôpital Laplace dans la ville des Cayes le 22 mai 2023. Des articles publiés dans la presse semblent suggérer qu’elle aurait été victime d’un déni de soin, dans un contexte où sa famille manquait d’argent.
Avec une grille de lecture basée sur le modèle James Reason, cet article veut mettre en évidence cinq vulnérabilités latentes de notre système de soins de santé qui ont conduit à cette fatalité.
Toute erreur médicale ne conduit pas nécessairement à un accident ou à un décès. Dans un système de soins de santé, les erreurs qui conduisent à une fatalité sont généralement dues à une série de vulnérabilités systémiques latentes alignées. C’est le modèle dit de «fromage suisse» de James Reason.
Dans un système de soins de santé, les erreurs qui conduisent à une fatalité sont généralement dues à une série de vulnérabilités systémiques latentes alignées.
Il est entendu que la plupart des problèmes survenus dans un système de soins, ne sont en généralement pas causés par des erreurs individuelles, la paresse ou un manque de formation des professionnels de santé, mais sont plutôt liés au délabrement du système dans lequel ils doivent opérer. Tout système est parfaitement créé pour produire les résultats qu’il génère.
Une enquête est en cours pour élucider les circonstances du décès de Civil. Cet article se base sur les informations disponibles en ligne à la date de sa publication.
1- Concentrateur d’oxygène non disponible au premier centre
En Haïti, comme dans le reste du monde, les maladies cardiovasculaires sont parmi les premières causes de mortalité. C’est en effet l’un des principaux motifs d’hospitalisation, suivis par les accidents vasculaires cérébraux, les affections respiratoires et les accidents de la voie publique. Dans de tels cas, l’une des premières interventions à effectuer est la fourniture de supplémentation en oxygène.
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Il est inconcevable qu’un centre offrant divers services de santé, y compris les services d’urgence, ne soit pas équipé pour fournir de l’oxygène. De plus, même en termes de priorités, l’administration d’oxygène est souvent l’une des premières interventions vitales.
Eu égard à son importance, c’est un intrant qui ne devrait être en manque, particulièrement à un hôpital qui a vocation de recevoir des urgences.
Ce que nous constatons dans notre système, c’est que ce genre de pénurie est malheureusement très répandu. Il constitue en effet un motif de référence fréquent.
Il est inconcevable qu’un centre offrant divers services de santé, y compris les services d’urgence, ne soit pas équipé pour fournir de l’oxygène.
La problématique des concentrateurs électroniques, des bouteilles d’oxygène ainsi que les ustensiles tels que les manomètres et les raccords est très complexe. Les concentrateurs électroniques ont tendance à tomber en panne facilement. Qui est responsable de leur réparation et de leur entretien régulier ? Quelles sources d’énergie sont utilisées pour les faire fonctionner en continu ? Ceux qui sont généralement chargés de leur installation sont-ils toujours présents ?
Dans la plupart des hôpitaux, les bonbonnes d’oxygène sont commandées depuis la capitale ou les grandes villes. Il existe de nombreux facteurs qui peuvent influencer leur disponibilité à temps à l’hôpital.
Ce premier point constitue un problème à part entière qui mérite d’être étudié et abordé de manière réfléchie. À l’heure actuelle, il représente une vulnérabilité majeure au sein de notre système de santé. Le manque d’oxygène, associé à d’autres vulnérabilités, peut avoir des conséquences fatales. En fait, dans notre scénario, on peut supposer que si l’oxygène avait été disponible, Civil aurait pu être prise en charge et la situation aurait pu se dérouler différemment.
2- Le processus de transfert hospitalier
Le processus de transfert hospitalier est une autre défaillance grave de notre système. Dans la plupart des cas de transfert, le patient est laissé à lui-même, sans aucune assistance de l’hôpital. Pourtant, il est normalement attendu qu’un hôpital qui souhaite transférer un patient contacte l’établissement d’accueil et s’assure que le patient sera effectivement accueilli et pris en charge correctement, en particulier dans les cas d’urgence majeure.
Un transfert bien coordonné permet d’économiser du temps, qui est précieux et peut être déterminant pour le pronostic vital du patient.
Malheureusement, les transferts réalisés selon les normes de qualité sont rares dans notre système actuel.
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Ne vous méprenez pas, ce n’est pas un problème de volonté, ni un problème spécifique à un centre en particulier, mais c’est un problème systémique.
Si nous devons appréhender ce problème, nous trouverons à la fois des causes simples et d’autres plus complexes.
Tout d’abord, posons-nous la question : combien d’hôpitaux disposent d’une ligne téléphonique fonctionnelle et accessible ? Existe-t-il un réseau de communication interhospitalier pour faciliter le suivi et les transferts ? Qui décide quand effectuer un transfert ? De plus, aucune institution hospitalière ne souhaite recevoir un patient pour lequel il n’y a plus rien à faire. Est-il possible de transférer quelqu’un dont le décès imminent est certain ? C’est un problème complexe qui mérite une réflexion approfondie.
3- Le transport
La chaine de soin n’est pas censée être interrompue. Elle est indispensable à la survie et au suivi des patients. Les ambulances ont été créées précisément dans le but de permettre non seulement le transport des patients, mais surtout de maintenir la continuité des soins.
En Haïti, la réalité est que, généralement, les cas d’urgence arrivent à l’hôpital à bord de véhicules privés, de tap-taps ou très souvent de motocyclettes.
Dans ces situations, soit la prise en charge préhospitalière n’est absolument pas effectuée, soit, lors des transferts, la chaîne de soins est totalement interrompue. Dans les deux cas, cela est préjudiciable pour le patient.
Au risque de supposer que ce problème est banal, rappelons-nous que la flotte du Centre Ambulancier national (CAN) est de 70 ambulances.
Le service est-il accessible pour une population de plus de dix millions ?
En Haïti, la réalité est que, généralement, les cas d’urgence arrivent à l’hôpital à bord de véhicules privés, de tap-taps ou très souvent de motocyclettes.
Les ambulances, en principe, disposent d’un certain nombre d’équipements, dont des bonbonnes d’oxygène. Si l’infirmière était transportée aux abords d’une ambulance, la situation aurait-elle pu être différente ?
Comment augmenter la flotte du CAN ? À quand une accessibilité réelle des ambulances pour l’ensemble de la population ? Qu’en est-il des ambulances privées ? À quand une transportation standard des patients urgents à l’hôpital ?
La prise en charge préhospitalière et la continuité de la chaîne de soins sont aussi importantes que la prise en charge hospitalière. Si les deux premières sont compromises, la dernière aura certainement peu de marge de manœuvre.
4- Qui en fait les frais ?
La prestation des soins de santé est extrêmement coûteuse partout dans le monde, particulièrement ici en Haïti où la plupart des produits sont importés. C’est en raison de ces coûts élevés que les compagnies d’assurance santé ont vu le jour.
La santé coûte trop cher pour qu’elle soit uniquement supportée par les personnes malades. Dans les pays où l’espérance de vie est plus élevée, tels que le Japon, l’Allemagne et plus près de nous, le Costa Rica, la couverture d’assurance universelle est pratiquement totale. Cela résulte d’un long processus de développement d’un système de protection sociale avancé, ce qui n’est pas encore le cas en Haïti.
L’assurance représente une garantie de remboursement. Les régimes d’assurance permettent aux hôpitaux de fournir les services nécessaires aux patients sans se soucier immédiatement des frais de prestation. C’est une protection à la fois pour les patients et pour les structures de soins.
Cependant, dans notre scénario, nous avons constaté exactement le contraire. Malheureusement, cette situation est systémique en Haïti.
La santé coûte trop cher pour qu’elle soit uniquement supportée par les personnes malades.
Quel est le taux de couverture de l’assurance universelle ? Quel pourcentage de la population est inscrit dans un régime d’assurance santé ou maladie ? Existe-t-il un régime pour les écoliers, les étudiants, en particulier pour les étudiants en sciences de la santé ?
Le taux de chômage explose en Haïti. Comment protéger les chômeurs ? Améliorer la couverture de ceux qui travaillent ? S’assurer le bon fonctionnement des régimes d’assurances ?
Cette vulnérabilité est profonde et complexe. Elle représente une menace potentielle pour tous les groupes de population qui ne bénéficient d’aucune protection, d’aucune couverture.
5- Paiement direct au point de prestation
Notre système de soins de santé fonctionne selon un modèle de paiement direct, similaire à celui des restaurants où certains produits peuvent être indisponibles dans leur menu ! Cela constitue un obstacle majeur à l’accessibilité des soins, étant donné que plus de 75 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Comment un système de soins de santé basé sur le capitalisme libéral peut-il être fonctionnel dans un pays aussi pauvre ? Comment les patients pourront-ils payer les frais ? Et que se passe-t-il lorsque les patients ne peuvent pas payer ? Quel est leur sort ?
Toutes ces vulnérabilités systémiques latentes sont responsables du lourd fardeau des victimes évitables du système de soins de santé en Haïti, dont Kenia Civil vient malheureusement s’ajouter à la liste. Il est important de souligner que la persistance de ces défaillances conduit à des situations tragiques. Une modification de l’une de ces défaillances aurait pu tout changer.
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Cet article ne prétend pas apporter une solution définitive. Il utilise le cas de l’infirmière décédée comme point de départ pour mettre en évidence certaines des réalités sombres de notre système de soins de santé. Cependant, il est essentiel de noter que ce système n’est en aucun cas un cas désespéré. Des efforts considérables sont déployés en continu, mais il reste encore un long chemin à parcourir.
Par Ricarven Ovil, MD, BCQS
Activiste en Amélioration Qualité et Sécurite Patient, coordonateur de la Communauté Institute for Healthcare Improvement en Haïti (CIHIH).
Visionnez notre émission spéciale AyiboLab diffusée en mai 2023 sur la fuite conséquente des médecins spécialistes d’Haïti, entraînant automatiquement l’indisponibilité de nombreux services cruciaux dans les hôpitaux du pays :
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