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Barnabé remet la troupe Languichatte en marche 76 ans après sa création

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Ce qui rend fort un peuple, ce sont surtout les mythes qui unissent ses membres. Languichatte est une légende nationale qui tisse les générations entre elles. Autour d’un verre, dans la moiteur d’une répétition, la troupe annonce son imminent retour sur scène.

 

On est accueilli chez les Beaubrun par un beau et vaste jardin. Mais il y a surtout le sourire de Manzè qui souhaite la plus cordiale des bienvenues. Pour assurer notre confort, elle s’entête à tout nettoyer, armée d’un balais, face aux arbres dont les feuilles pleuvent en continu. Son accueil porte définitivement tous les souffles de l’humanité.

Lòlò apparaît enfin. Ses cheveux semblent grandir autant qu’il respire. Les nombreux arbres qui nous entourent connaissent, peut-être, le secret de cette après-midi qui ne va plus finir.

Le 30 juin 2018 marquera le grand retour de la troupe Languichatte, depuis la mort de Théodore Beaubrun en juin 1998. On assiste à la sixième répétition de la troupe. « Manzè Rosa » est l’intrigante pièce que la troupe propose à son fidèle public.

Manzè Rosa : Pour un retour hilarant

« Je sais qu’il est possible de trouver de nouveaux acteurs aussi doués que mon père pour continuer l’aventure », estime  Lòlò.

« Manzè Rosa » est la pièce qui annoncera  le spectaculaire retour de la troupe Languichatte. « Ahh moun yo pwal ri1», avertit Lòlò d’un ton comique. Le public doit également s’attendre à une touche moderne, car de nouveaux acteurs ont rejoint la troupe. Il y a Sexi, par exemple, qui, depuis quelques temps habite nos écrans. On va aussi assister à une transposition de certains rôles. Languichatte devient Barnabé. Wouleus devient Moustacha. Et Azibe, Wouliba.

On se déplace en voiture, vers la maison où vivait Théodore Beaubrun. C’est là que va se dérouler la répétition. Dans moins de 10 minutes, on arrive à l’endroit où Theodore Beaubrun a passé les dernières années de sa vie. Le crépuscule s’annonce et certains acteurs se font encore attendre. Entre temps, certains affirment qu’ils maîtrisent presque leur rôle. Tandis que d’autres évoquent des souvenirs d’Antoine nan Gomye. « Antoine nan Gomye te konn li lavni 2», affirme avec certitude Moustacha. Et Lòlò acquiesce. Erick Legagneur porte le nom de Moustacha à cause de sa longue moustache. Ami de longue date de Théodore Beaubrun, il n’a pas moins de 40 ans dans la troupe, où il a débuté comme figurant.

La répétition atteint son paroxysme lors de cette scène romantique : Moustacha fait de son mieux pour séduire sa bien-aimée. Ginette Beaubrun quant à elle prend tout son temps pour parfaire sa diction. Elle joue passionnément son rôle de Mélanie. Elle et Sexi sont en fait deux acteurs comiques qui représentent valablement la nouvelle génération au sein de la troupe Languichatte.

Afistol, avec sa veste multicolore et rapiécée, se dit prêt à répéter son rôle. De son vrai nom, Charles Caraha fils, il est le fils de Charles Caraha, l’un des membres fondateurs de la troupe Languichatte. Il était réticent au départ par rapport au personnage de mendiant qu’il doit interpréter. Lòlò a fini par le convaincre. « M’ pa t’ wè kòman m t’ap fè jwe wòl mandyan pandan m’ se yon Blan3 ». Par ailleurs, il exprime sa frustration au regard des préjugés de couleur en Haïti. « Il y a peu de rôle pour nous autres, Blancs, en Haïti. Par exemple, on ne peut même pas être avocat ou bien juge », déclare-t-il.

Sexi, que l’on voit en général dans des spots publicitaires, ne cache pas la joie que lui procure son intégration dans la troupe Languichatte. « Depi m’ te tou piti, m’ap tande pale de Languichatte. Fè pati twoup sa, fèm santi anpil emosyon 4». Il déclare que  sa profession de comédien n’est pas  un hasard, mais un rêve longtemps caressé. « Teyat se pasyon m ‘. Se s’ak fè m’ te dezole wè ENARTS pase yon lane fème 5», explique l’artiste.

 

Le théâtre : miroir social et divertissement

« Le théâtre est avant tout un outil. Sans perdre son aspect humoristique, il doit être un miroir social », affirme Lòlò. On peut ressentir la passion de Théodore Beaubrun Jr pour son métier. D’ailleurs ce n’est plus seulement son métier, mais aussi sa vie. On peut également comprendre l’inextricable lien entre l’artiste et son père. On ressent sa nostalgie, lorsqu’il nous parle de sa première fois sur scène avec son père. « La première pièce de théâtre que j’ai partagée avec mon père, c’était Dracula. C’était la première fois qu’il y avait eu autant d’effets spéciaux dans ses pièces. Et c’était la première fois où j’ai vu mon père aller jusqu’au bout de son imagination », confie Lòlò.

La vie de son père est un refrain qui revient à un rythme régulier dans son discours. « Mon père répétait souvent que le théâtre est un véhicule, un canal porteur de message. Quand ce message divertit, c’est beaucoup mieux ». Mais si pour Lòlò le théâtre doit être un reflet du milieu social, il n’a pas pour but d’influencer. « M fè eksperyans lan nan Boukman 6. Je n’ai jamais essayé d’influencer les gens. Celui qui veut influencer est d’abord celui qui est faible ».

Lòlò ne se sent pas plus comédien que chanteur. Il s’agit de deux chapeaux qu’il arrive aisément à trimbaler sur son parcours. Donc, il se dit tout simplement artiste. Ainsi, il profite pour rappeler que son père était à la fois comédien, danseur et musicien.

En 2019, année qui marquera les 75 ans de la troupe, Lòlò pense déjà offrir un spectacle particulier à son public. Lòlò avoue aussi son inquiétude pour le manque d’intérêt de l’Etat pour l’art. « Enarts, fè plis ke yon lane fèmen. Sa grav anpil 7 », confie l’artiste. Croyant fermement aux vertus de la décentralisation, il pense que l’ENARTS devrait être décentralisée  dans différentes villes de province.

« Lè yon poto mitan tonbe, li difisil pou edifis lan ret kanpe 8 », avoue Lòlò. C’est pourquoi ils ont mis autant de temps à ranimer la troupe. Une première tentative de relancement a été faite en 2003. En 2009, la troupe a  rejoué à l’occasion de son anniversaire. Ce n’est que pour ce 30 juin 2018, que la troupe prévoit de consacrer définitivement son retour sur scène. Leur spectacle s’inscrit dans le cadre du festival international du rire LOL Fest.

En laissant le jardin, on réalise non seulement que cette après-midi valait la peine d’être vécue. Mais surtout que Languichatte est une vraie légende nationale, qui a su tisser de puissants liens entre plusieurs générations. La troupe compte organiser une tournée nationale. Il reste toutefois à déterminer comment ils vont atteindre ce but. Car, la plupart des salles de théâtre, aujourd’hui, ne sont que  souvenirs dans la mémoire collective.

 

1-Le public va beaucoup rire

2- Antoine nan Gomye pouvait lire l’avenir

3-Comment jouer le rôle de mendiant quand on est Blanc ?

4- J’ai grandi en admirant Languichatte. Intégrer la troupe me comble de bonheur.

5- Le théâtre me passionne. C’est pourquoi la fermeture de L’ENARTS m’a causé beaucoup de peine.

6- J’ai fait l’expérience avec Boukman.

7-C’est grave que l’ENARTS soit fermée pendant plus d’une année.

8- Quand l’individu autour duquel tout s’organise n’est plus, la continuité est difficile d’être assurée.

Patrick Erwin Michel a étudié les Sciences Juridiques à la Faculté de Droit et des Sciences Economiques (FDSE) de l’Université d’Etat d’Haïti. Il finalise actuellement son mémoire de sortie sur la pauvreté et les Droits humains. Il a également étudié l’art dramatique à l’Ecole Nationale des Arts (ENARTS), ainsi que le journalisme à l’ISNAC. Son champ d’intérêt inclue le Droit, la littérature, la sociologie et les arts.

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