La période carnavalesque a débuté cette année un peu plus tôt que prévue. Le 2 janvier, le Parc Historique de la Canne à sucre a prêté son podium transformé en ring pour un combat que la génération 80-90 attend depuis plus d’une décennie, T-vice vs Djakout #1. Bien sûr, pour le plaisir du public, tous les coups étaient permis. Comme le faisaient les Romains dans les amphithéâtres remplis, le public haïtien a regardé avec jouissance les gladiateurs se blesser à coup de guitare, de bass, de batterie, mais surtout de mots. Et de cette confrontation deux faits divers se sont signalés
1- Roberto Martino (lead vocal/guitariste) de T-vice, a vite piétiné et même déchiré le talon d’Achille de Shabba (tambourineur de Djakout #1). Ce talon d’Achille est une faiblesse que partage plus de 80% de la population haïtienne: la non-maîtrise, on pourrait dire endémique, de la langue française. Elle est si endémique que Roberto lui-même a été l’objet de cette même critique venant de la langue un peu plus caustique de Michel Martelly, l’ex lead vocal du groupe Sweet Micky, devenu en 2011 le Président de la République d’Haïti.
2- Après ce face à face devenu autant grammatical que musical du côté de Roberto et de Shabba, l’animateur de Radio One et Digicel Stars, Carel Pèdre, a rappelé, ou peut-être juste souligné l’erreur « catastrophique » de Shabba sur scène. Dans un petit sketch monté par Djakout #1 Shabba devait écrire trois homonymes du son « sè », mais faute de connaissance ou simple lapsus, un des choix écrits était «CEC» qui ne correspond nullement à la phonétique des homonymes recherchés, et qui, par-dessus tout, n’existe tout simplement dans aucun dictionnaire. Via Facebook et Twitter, Carel Pèdre a partagé des SMS brûlants de rage qu’il a reçus de Shabba. De mon point de vue, le fait qu’il ait partagé avec le monde des messages privés rend son indiscrétion aussi coupable que les injures de Shabba.
Tout amusant que puissent être ces polémiques entre artistes et animateurs culturels, là n’est point notre intérêt premier.
Difficile de ne pas reconnaître les énormes difficultés de maîtrise du français de la très grande majorité de notre population. Cela gêne et continuera pour longtemps encore, semble-t-il, à gêner. Le point de vue le plus facile à soutenir dans cette question est celle qui propose une adoption et acceptation du créole dans tous couloirs et toutes les chambres de la société haïtienne. Le premier avantage qu’apporte cette ligne de pensée n’est en fait pas « apportée », parce qu’elle est déjà là, c’est une évidence, une vérité de La Palice: le créole faciliterait la communication sur le territoire haïtien.
Le deuxième argument, beaucoup moins superficiel, mais pas pour autant convaincant, est celui de l’éducation: on prétend souvent que le fait que le jeune écolier haïtien pense en créole et étudie en français crée un blocage qui nuit à son épanouissement intellectuel. Fort de mon experience personnelle, je ne suis pas de ce courant. Je me range du cote de la ASHA (America-Speech-Language-Hearing Association) qui soutient une position diamétralement opposée à celle qu’utilise souvent et pense irréfutable la grande majorité des haïtiens. La position de l’ASHA est celle-ci : «En fait, il peut effectivement y avoir des avantages développementaux d’être bilingue. Le bilinguisme est capable de promouvoir et d’activer les compétences de classification, la formation des concepts, le raisonnement analogique, habiletés visio-spatiales, la créativité, et d’autres gains intellectuels positifs » (traduction libre).
L’autre et dernier argument que je soutiens, est celui qui n’a nullement la prétention d’être scientifique mais plutôt sentimental : le créole est la langue de nos ancêtres, la langue maternelle, la seule langue qui nous soit vraiment naturelle, celle qui est nôtre, c’est la langue dans laquelle on entend encore les cris, pleurs et chants de nos grands-parents enchainés sur les plantations, dans ces rythmes qui suivent le flux et reflux de la mer chaude des Caraïbes on y entend le tambour transcendant de notre continent mère, l’Afrique, mais aussi on y perçoit l’harmonie et la continuité de la valse européenne. Comment ne pas être créolophile ?
On ne peut être autre. On ne peut se dire haïtien et non créolophile. Entités indissociables. Mais cet amour du créole ne doit pas être utilisé pour cacher et éviter nos complexes les plus profonds. Le miasme linguistique dans lequel patauge la population ne peut être observé avec des yeux manichéens. Le français et le créole n’ont jamais été deux langues mutuellement exclusives, aucune paire de langues ne l’est. Découvrons donc la plaie. Qu’elle soit soignée en bonne et due forme.
Une éducation essentiellement en créole ? Je réponds tout simplement: NON. Pourquoi ? Parce qu’il nous faut être réaliste plus que tout. Comment voulez-vous que nous soyons compétitif sur le marché international avec une langue partagée par si peu à l’échelle mondiale. Il nous faut maîtriser le français, améliorer chaque jour notre anglais, inclure l’espagnol et le portugais, et continuer à perfectionner, chérir et chanter notre créole. De par notre position géographique, l’avantage économique sera vite visible et palpable après l’appréhension de ces langues. La géopolitique et la géoculture commandent tout simplement à ceux qui veulent se donner une place prépondérante dans la zone de maîtriser l’espagnol et l’anglais. Et puis, cette dernière est tout simplement la langue mondiale indispensable au développement au 21e siècle. Jusqu’à présent le Brésil est un allié fidèle d’Haïti. Chaque année le volume d’échange des deux peuples s’intensifie, d’où l’importance du portugais. En dehors des raisons culturelles, historiques et sentimentales, le Québec et la France accueillent notre diaspora la mieux éduquée. Et le français est gravé partout dans les annales de notre patrie, de l’Acte de l’indépendance à notre constitution en passant par notre devise nationale (Liberté, Égalité, Fraternité). Mais est-ce réellement possible ? Comme le disent les Américains: « Visons la lune et même si nous la manquons, on atterrira parmi les étoiles. »
Le créole n’est pas ennemi du français, ni d’aucune langue d’ailleurs. Il nous faut juste améliorer notre système éducatif, peut-être le changer de manière radicale. Et, la langue en elle-même ne sera plus un problème. Si vous pensez que le français est à la source de ce malaise social dont aujourd’hui nombreux font Shabba porter le fardeau à lui seul, vous vous leurrez. La discrimination du créole est un fait social fâcheux, et je ne le soutiens aucunement. Mais, vous vous fourrez le doigt dans l’œil si vous pensez que la solution réside dans l’adoption absolue du créole à tous les niveaux de la société haïtienne. Il éliminera ce problème, mais le remplacera vite par un autre. Pensez-vous que le jeune Marseillais d’une quelconque cité qui crache son français de ghetto ne subit pas chaque jour une forme de discrimination linguistique? Le jeune noir américain qui s’exprime en « ebonics » ou le latino-américain qui parle le « spanglish », vous ne le croyez pas mis en marge de la société ?
Peu de temps après l’installation exclusive du créole, une minorité parlera un créole Frankétiennien que la grande majorité de la population ne pourra suivre. Et de là, naîtra une nouvelle discrimination. Prétendre que le créole est la solution et le français le problème, n’est que transvaser le problème. Nous maquillons nos complexes. Tôt ou tard nous nous dénuderons de nos artifices.
Jusqu’à présent les Français et les Anglais ont du mal à traduire des textes et certains concepts de Goethe. Comment allons-nous donc traduire cet immense héritage intellectuel mondial ? Pense-t-on que les concepts philosophiques et sociologiques nécessaires au réel développement de l’individu et de la société peuvent aujourd’hui être traduits entièrement en créole? Quand on trouvera le physicien capable d’expliquer l’aérodynamisme ou la théorie de la relativité d’Einstein en créole, j’arrêterai du coup de m’efforcer à apprendre des langues autres que la vraie mienne. Je continuerai le chemin avec mon créole chéri et j’oublierai à jamais que quand deux verbes se suivent le second se met à l’infinitif et que l’infinitif de « are » est « to be ».
Arrêtons d’être ce peuple de flemmard qui ne fait que se plaindre, quémander et chercher en tout le chemin le plus facile, mais le moins fructueux, qui nous mène depuis plus de deux cents ans au grand boulevard du sous-développement. Tout comme j’espère qu’un jour Shabba puisse avoir une belle conversation avec un journaliste de la RFI et qu’il écrive une belle lettre à Carel Pèdre pour lui expliquer que le contenu est toujours plus important que le contenant, j’espère que le jeune Haïtien, après sa Philo, maîtrise trois, quatre, cinq langues. Arrêtons de mal poser ce problème de langue (s). Affrontons-le grenn nan bouda, livre à la main.
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