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Au-delà de l’horreur de la déportation

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J’ai fait le tour du spectre des émotions face à l’imminence de la déportation des immigrants et fils d’immigrants d’origine haïtienne en République Dominicaine. D’abord, je voguais en plein déni de la réalité. Je ne voulais pas concevoir cette éventualité, j’espérais un revirement de la situation. Puis, j’ai ri des réactions de nos dirigeants et de l’opinion publique en général. Mon rire était sarcastique, malsain, il se voulait moqueur, dénigrant mais était aussi salvateur. Je voulais tout ressentir sauf la douleur devant inévitablement découler de mon acceptation des faits. J’avais envie de crier à la face du monde que j’avais vu ce moment venir. Je voulais leur réciter toute la morale des fables de Lafontaine qui me venaient à l’esprit. Certains internautes devaient ressentir la même chose car j’ai lu dans plusieurs commentaires la phrase suivante : « Vous chantiez ? J’en suis fort aise. Eh bien! Dansez maintenant. »

Dans le registre d’émotions inappropriées, je ressentais quelque chose proche de la satisfaction sans l’être. Nous allions enfin arriver au bout du périple. On parlait de cette déportation depuis des mois. On allait enfin en finir une fois pour toute. Qu’elle nous écrase ou qu’on la contourne, il n’y aura désormais plus d’épée de Damoclès au-dessus de nos têtes. Entre ce sentiment et d’autres, au cœur de ce marasme, je me sens en terrain familier. En quelque sorte, je savais qu’on allait en arriver là, je le craignais, je l’appréhendais, je priais pour qu’on l’évite mais je savais au fond que nous avions faux sur toute la ligne dans notre gestion de la crise haïtiano-dominicaine. Les dominicains n’ont pas raison mais ce n’est pas parce qu’ils sont les méchants de l’histoire que nous devons rejeter notre part de responsabilité : celle de ne pas construire un pays où à défaut de faire bon vivre, il n’y a pas chez tous un besoin de fuir à tout prix.

Aujourd’hui nous sommes confrontés à la réalité. Nos craintes prennent forme. Nous sommes impuissants face à l’horreur. Et je suis là, abattue, cherchant désespérément une issue. Tous les réseaux sociaux sont envahis d’images, d’articles, de pétitions et de commentaires. Nous sommes pris de court. Mais je ressens malgré moi une énergie nouvelle. Je ressens de nouvelles émotions. Et si nous pouvions affronter cette éventualité cauchemardesque ? Je suis certaine que même face au mur, il nous reste plein de possibilités. Nous pouvons aller au-delà de l’horreur.

Que faire de 250 000 êtres humains ? Nous sommes haïtiens, ils sont nos frères. Nous pouvons échanger des idées, élaborer un plan d’urgence et donner au monde une belle leçon d’humanité. Nous sommes plus forts que nos malheurs et nous l’avons démontré tant de fois. Nous pouvons partir de cette énième crise pour atteindre un nouvel idéal de peuple, pour repenser notre nation. Au-delà de l’horreur, il y a la possibilité de créer de nouveaux modèles de développement communautaire et de reconstruction nationale. Rassemblons nos frères de divers horizons, d’ici et d’ailleurs pour un dialogue constructif. Décrétons l’urgence de nous unir et de rebâtir la nation avec ces fils si injustement abandonnés. Collectons des fonds, accueillons avec amour et espoir nos frères et sœurs déportés. Faisons preuve d’humanité, de créativité, de solidarité et de compétence. Surmontons cette épreuve de trop.

Emmanuela Douyon est une spécialiste en politique et projets de développement. Elle a étudié à Paris-1 Sorbonne en France et à l’université National Tsing Hua de Taïwan. Emmanuela a travaillé dans plusieurs secteurs en Haïti. Elle est fondatrice du thinktank Policité et offre des consultations stratégiques en gestion et évaluation de projets. Outre ses activités professionnelles, Emmanuela est une activiste luttant contre les inégalités et la corruption. Elle intervient souvent dans les médias pour commenter l’actualité et analyser des questions économiques.

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