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Après ses études à l’étranger, cet expert est revenu servir l’État haïtien

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En dépit de son expertise, Valéry Toussaint Pierre Juste n’a reçu aucune promotion, quatre ans plus tard. « C’est un véritable suicide professionnel », estime Edelyne Dagrain un autre expert ayant lui choisi de rester travailler en France

En juillet 2018, Edelyne Dagrain et Valéry Toussaint Pierre Juste ont tous deux finalisé leur master en Transports internationaux par un stage en France. Mais c’est en Bulgarie qu’ils avaient poursuivi leurs études universitaires. Les deux jeunes professionnels ont pratiquement eu le même parcours, d’Haïti à la Bulgarie, jusqu’à atterrir en France pour leur expérience de travail pratique.

La seule différence entre eux, c’est que Valéry Toussaint Pierre Juste a décidé de retourner au pays après ses études, tandis qu’Edelyne Dagrain est restée en France.

De retour en Haïti, Toussaint Pierre Juste a récupéré un ancien poste qu’il occupait avant son départ au département logistique du ministère de la Santé publique en Haïti. Mais en dépit de son diplôme français et de toute l’expertise acquise, il n’a reçu aucune promotion ni augmentation salariale, quatre ans plus tard. « C’est un véritable suicide professionnel », estime Dagrain qui déclare avoir beaucoup évolué depuis le temps qu’elle est restée travailler en France.

Entre revenir au pays pour toucher un maigre salaire venant de supérieurs parfois moins qualifiés, et se construire un meilleur avenir en terre étrangère, pour Dagrain et pour beaucoup d’autres étudiants haïtiens, le choix est vite fait : ne pas rentrer.

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Mongetro Goint est en troisième et dernière année de doctorat en informatique en France. Dans quelques mois, l’étudiant haïtien soutiendra sa thèse sur la blockchain, « une technologie de stockage et de transmission d’information, de manière sécurisée, transparente et décentralisée ». Mais c’est surtout un domaine qui n’est pas bien connu ni mis en œuvre en Haïti. Tout comme l’intelligence artificielle, un autre domaine de l’informatique dans lequel Jean Samuel Pierre a décroché un master après être allé étudier au Vietnam en 2018. Il est aujourd’hui développeur dans une entreprise vietnamienne, la FPT Software, depuis juillet 2021.

Très populaire dans les pays industrialisés, la blockchain est la technologie sous-jacente aux cryptomonnaies que plusieurs grandes entreprises veulent expérimenter. Elle révolutionne la manière de sécuriser des données, et est d’un grand intérêt pour les systèmes bancaires par exemple. Il s’agit là d’un domaine très prometteur, déclare Goint.

Il n’existe pas de politique publique en matière de gestion des compétences en Haïti

Pourtant, malgré son doctorat et ses deux masters, l’originaire de Fonds-des-Nègres est convaincu de rester longtemps sans emploi s’il rentre au pays. « Je ne pense pas que j’aurais un travail dans une entreprise où mes compétences seraient considérées à leur juste valeur », redoute Mongetro Goint.

Cette inquiétude est aussi partagée par Jean Samuel Pierre. Ce dernier n’est pas certain de trouver du travail en Haïti parce que d’après lui, « au lieu de recruter un développeur, la majorité des entreprises haïtiennes préfèrent utiliser des logiciels fabriqués à l’étranger pour ensuite apprendre aux employés à s’en servir ».

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Selon des experts, il n’existe pas de politique publique en matière de gestion des compétences en Haïti. « L’État n’a aucun plan réel de création de richesses et encore moins pour ces jeunes qui s’en vont étudier », regrette Cleeford Pavilus, économiste.

« Aucun pays ne peut se développer sans son capital humain », soutient Pavilus. Mais l’absence de production de richesses chasse ces compétences humaines, nécessaires à cette production.

Les domaines dans lesquels évoluent Mongetro Goint et Jean Samuel Pierre peuvent rapporter énormément. Tout dépend de l’entreprise dans laquelle il évolue et de son niveau, « un informaticien junior peut gagner entre deux et quatre mille dollars américains le mois au Vietnam », informe Pierre.

Dans sa 4e étude sur les métiers informatiques les plus recherchés, la plateforme de recrutement Hired révèle qu’à Paris, le salaire annuel d’un développeur blockchain est de 58 000 € en 2018. Ils font partie des professionnels les mieux payés de toute la France, tout comme ils le sont aux États-Unis. Leur salaire annuel atteint les 175 000 dollars.

Il n’est pas évident de gagner de telles sommes en Haïti. « La rémunération est fonction de la productivité, affirme l’économiste. C’est la productivité qui produit la richesse. »

La relation « faible production de richesse et faible salaire » est donc évidente selon Cleeford Pavilus. Heureusement, ces chiffres bien que conséquents ne semblent pas constituer l’unique source de motivation de ces jeunes. « On n’a pas besoin de recevoir le même salaire qu’ailleurs, assure Jean Samuel Pierre. On est prêts à accepter beaucoup moins. Il suffit seulement qu’on nous donne une réelle possibilité d’évoluer. »

Pour que cette évolution soit réelle, Goint met l’emphase sur la nécessité d’embrasser la technologie. « Il ne peut y avoir de développement sans technologie. Il faut éduquer le peuple, l’informer et lui montrer tout l’intérêt d’investir dans la technologie ».

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Et même si une bonne partie des cadres haïtiens se trouvent à l’étranger, le pays, croit-il, a les compétences qu’il faut dans le domaine. Le problème c’est qu’elles ne sont pas encadrées, en dépit de leur bonne volonté.

Edelyne Dagrain pense qu’elle pourrait quand même évoluer en Haïti. En France, elle est coordonnatrice de transport chez une société suisse spécialisée dans le transport logistique, la Kuehne+Nagel. « Là, dit-elle, j’organise les importations et exportations de marchandises, une activité qui existe déjà en Haïti. »

La relation « faible production de richesse et faible salaire » est donc évidente selon Cleeford Pavilus.

L’autre avantage avec son Master en Transports internationaux, précise-t-elle, c’est qu’elle n’est pas limitée à un type de transport. « Je peux travailler dans les milieux maritime, aérien, ferroviaire et routier ». D’ailleurs, un logisticien ne s’occupe pas seulement d’exportation et d’importation. Le secteur du transport est très grand et englobe beaucoup d’autres institutions. Ainsi, il peut fournir ses services à un entrepôt, une école, une université, un hôpital…

Autant d’aspects qui font la particularité du domaine. « Aussi longtemps que l’on vivra et qu’il faudra se déplacer, manger, s’approvisionner, il y aura toujours du travail pour les professionnels du secteur ».

Toutefois, l’agent de transit de chez Kuehne+Nagel estime qu’il lui manque un élément indispensable pour faire carrière dans son pays d’origine : les contacts pour trouver du travail. « Les diplômes n’aident pas toujours dans ces cas-là. Ce qu’il faut, c’est connaître les bonnes personnes », poursuit-elle.

Cleeford Pavilus préfère parler de réseautage : « Il importe de connaître les professionnels qui évoluent dans le même milieu que soi. Il faut entretenir des relations avec eux, car plus que les études, ce sont eux qui serviront de références sur le marché du travail. »

En plus, ajoute l’ancien gestionnaire de projets à la Banque Interaméricaine de Développement (BID), quand on quitte le pays pendant des années, le pays nous quitte aussi. « De retour, la réalité exige une réadaptation, et les bons contacts. Et ceci, avec le risque de se voir écarté, car trop qualifié ».

Photo de couverture : Projet de l’Etat et la Croix-Rouge pour pour apporter de l’eau et assainir Beaumont et L’Azile. 

Ce texte rentre dans le cadre de l’exploration d’AyiboPost sur la migration Haïtienne. Cliquez ICI pour lire les reportages, les tribunes d’experts et regarder les documentaires.

Rebecca Bruny est journaliste à AyiboPost. Passionnée d’écriture, elle a été première lauréate du concours littéraire national organisé par la Société Haïtienne d’Aide aux Aveugles (SHAA) en 2017. Diplômée en journalisme en 2020, Bruny a été première lauréate de sa promotion. Elle est étudiante en philosophie à l'Ecole normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti

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