L’affaire Pharval constitue une énigme pour la justice haïtienne. Elle oppose le propriétaire des Laboratoires Pharval, Rudolph Henry Boulos, issu de l’une des familles les plus riches du pays aux parents des enfants victimes des médicaments toxiques produits par le laboratoire. La justice a mis 23 ans pour condamner l’entrepreneur pour la mort d’une centaine d’enfants et onze autres victimes vivant avec des complications graves. Rudolph Boulos est toujours en cavale.
Patrick Erwin Michel, 23 ans, est un jeune journaliste et étudiant de la Faculté de Droit et des Sciences Economiques de l’Université d’Etat d’Haïti. En arrière-plan d’une vie ordinaire qu’il mène, se trouvent les galères d’un rescapé qui doit se faire dialyser tous les mois. Depuis l’âge de 4 ans, il mène le combat de sa vie contre une insuffisance rénale aiguë. Patrick a vu son enfance hypothéquer après avoir, sous prescription médicale, ingurgité de l’Afebrile alors qu’il souffrait d’une grippe. Bien loin de guérir, ce médicament toxique marquera à jamais sa vie. Plus coriace que son grand-frère Daryl, décédée, Patrick E. Michel vit chaque jour comme son dernier.
Voix tremblotante, pupilles dilatées, l’émotion est palpable quand il lui faut conter le drame de sa vie. D’entrée de jeu, il nous prévient : « Je ne sais pas si je pourrai terminer cet entretien », lâche-t-il, d’une triste allure. « Souffrir de l’insuffisance rénale signifie de ne pas pouvoir uriner, de ne pas pouvoir s’asseoir pendant longtemps alors que je dois me rendre à l’école », poursuit le jeune homme.
Sur plus d’une cinquantaine de victimes, huit (8) autres ont, comme lui, survécu à ce drame. Jusqu’en 2016, ils étaient onze (11), vivant avec les séquelles physiques ou mentales laissées par « Afebrile » et « Valodon ».
L’affaire Pharval : chronique d’une tragédie
Nous sommes en 1995. L’hôpital de l’Université d’Etat d’Haïti (HUEH), reçoit un déferlement d’enfants souffrant d’insuffisance rénale. Ce nouveau phénomène attire l’attention du directeur médical de l’institution, le docteur Alix Lassègue. Les premiers examens engagés par l’Etat haïtien en laboratoire, effectués au John Hopkins University, permettent d’établir un lien entre cette vague d’affection, de décès et la consommation du diéthylène glycol, un produit toxique.
Dans la foulée, une enquête menée par le Bureau régional de l’Organisation mondiale de la santé, le United States Center for Disease Control (CDC) et la United States Food and Drug Administration révèle que ce poison provient de deux sirops, « Afebrile » et « Valodon », produits en Haïti par les Laboratoires Pharval.
Les analyses du CDC, procédées par « spectres de masse et résonance magnétique nucléaire » révèlent que les bouteilles de « Afebrile » et « Valodon » distribuées ainsi que les échantillons conservés à l’usine locale ont été toutes contaminées par la substance. Au moins 77 enfants de 1 à 13 mois ont déjà péri dans cette tragédie, après consommation d’une de ces médications. Parallèlement, un avenir limité par un handicap mental ou physique se dessine pour environ une dizaine de survivants.
« La plupart des cas ont été recensés à Port-au-Prince, mais d’autres ont été également identifiés dans sept (7) autres régions du pays », indique un rapport des Nations-Unies rédigé par M. Adama Dieng, expert indépendant, résumant la situation des Droits humains en Haïti à l’époque.
Peu après l’éclatement de ce scandale, un inspecteur américain de la Food and Drug Administration débarque en Haïti, cette fois-ci pour une étude sur les conditions de fabrication des médicaments Pharval. Les conclusions de ses recherches donnent froid au dos. Elles lèvent le voile sur une absence totale de mesure de contrôle de qualité au niveau dudit Laboratoire.
Le 22 juin 1996, le Ministère de la santé publique et de la population fait son intervention, en publiant un communiqué ordonnant le retrait des médicaments « Afebrile » et « Valodon » dans tous les rayons de pharmacies du pays. Le diéthylène glycol ou glycérine, fabriqué en Chine, aurait été vendue à une société allemande, avant d’être importé en Haïti. D’autres sources contradictoires affirment que la substance a été produite en Chine, mais a été acquise par une société allemande installée aux Pays-Bas. Face à cette zone d’ombre, le gouvernement d’alors ferme les portes du laboratoire Pharval.
L’affaire traine devant les tribunaux
Le 11 septembre 1996, Gérald Joachim et 75 autres parents d’enfants victimes portent plainte contre les Laboratoires Pharval et leur directeur général, Rudolph H. Boulos pour « homicide involontaire ». René Préval, chef d’Etat à l’époque, qui les avait dédiés « ses profondes sympathies » commet le cabinet d’avocat Robert Augustin, à la défense des victimes. Ils réclament des Laboratoires Pharval des dommages et intérêts s’élevant à 42 millions de dollars. Au fil des ans, les voies de la Justice haïtienne se révèlent être un enchevêtrement aux victimes tant le dossier connait d’incessants rebondissements. A chaque fois, il trouve l’écho dans une presse réactive, versée dans le quotidien.
Les survivants, de leur côté, se débrouillent au quotidien pour se faire accepter dans un contexte social difficile et inadapté aux besoins des handicapées. Elles ne sont plus une priorité pour les instances gouvernementales du pays qui les ont retirés de leur agenda. « Cela n’a pas été facile, prolonge Patrick. A l’école, j’étais incompris parce je devais tout le temps demander la permission pour aller uriner. […]. Parfois, les professeurs ne voulaient pas que je sorte pour aller faire mes besoins liés à l’insuffisance rénale que je souffre ».
Quelque part dans sa mémoire vive, il garde le souvenir de son voyage à Cuba financé par l’Etat haïtien, pour des soins intensifs. Les pronostics sont alarmants. Ils condamnent Patrick à vivre, au plus, 18 années.
Dans une ordonnance rendue le 5 février 2001, par le juge instructeur, Eddy Darang, les Laboratoires Pharval et son propriétaire Rudolph Henry Boulos sont inculpés pour « homicide involontaire par imprudence, négligence et non-respect des règlements ».
Renvoyée au tribunal correctionnel en 2008, l’affaire traine, malgré les multiples appels faits par la partie défenderesse. Cette même année, Frantso Michel, père de Patrick Michel qui vivait au Chili, rentre spécialement au pays pour mener la lutte aux côtés des autres parents victimes. Plus tard, il prendra les rênes de l’Association des parents victimes qu’il préside jusqu’à présent. La route est longue et éreintante. Me Robert Augustin, courbé sous le poids de l’âge prend sa retraite. Son fils Ronald, lui emboite le pas dans le cadre de ce dossier.
« Le cabinet Augustin est déterminé à mener ce dossier jusqu’au bout. », concède Jean Michel Fortuné, avocat, collaborateur de Me Ronald Augustin dans l’espace exigu de la salle de conférence du cabinet, à Turgeau. Les sourires des parents composant le comité de l’association fusent de toute part dans la salle. Des applaudissements se font également entendre en sous-bassement. « Depuis les 23 ans que nous menons ce combat, nous n’avons accepté un sou entre les mains des parents des victimes. », continue Me Fortuné. Malgré tout, « ces derniers ne comprennent pas toujours les efforts des avocats, selon l’avocat. Certains parents ont accepté des gratifications de la part de Boulos à notre insu ». Pour Fortuné, Rudolph H. Boulos soudoient les éléments de l’appareil judiciaire.
« Ce dernier brigue un siège au Sénat de la République aux élections générales, le 3 décembre de 2006, avant d’être destitué le 16 juin 2008 par le tribunal civil de Fort-Liberté (Nord-Est) pour cause de double nationalité », prend-il en exemple. Faisant objet d’un mandat d’arrêt en 1998, il était pourtant « introuvable sur le sol haïtien » selon un certificat émis par la Direction Centrale de la Police Judiciaire (DCPJ).
Des vies à 3 millions de gourdes
Enfin le 8 mars 2018, le tribunal de première instance de Port-au-Prince, en ses attributions correctionnelles, présidé par le Juge Jean Wilner Morin a prononcé sa sentence. Rudoplh H. Boulos est condamné à 6 mois de prison ferme et une amende de trois (3) millions de gourdes (environ 35 milles euros) comme dommages et intérêts à chacun des requérants. Il doit également verser une somme de 96 gourdes (1,12 euros) au profit de l’Etat. Cette nouvelle retient encore la chronique pour un peu de temps. Patrick E. Michel s’indigne contre cette décision qui, pour lui, est insignifiante face au poids des douleurs qu’il a supportées pendant ses 23 ans.
« J’ai réalisé que pour la Justice de mon pays, ma vie ne vaut que 3 millions de gourdes », regrette celui qui entrevoit dans ce dossier un rapport de force et même de classes. Il ne prend pas pour hasard le fait que les victimes émanent toutes des milieux moins aisés, alors que la famille Boulos fait partie des plus nantis du pays. Aussi faut-il mentionner que les Laboratoires Pharval rouvre ses portes sous le silence et l’indifférence totale des autorités alors que M. Boulos est en cavale depuis sa condamnation.
Ses avocats n’entendent pas baisser pavillon. En marge de cette condamnation, Les Laboratoires Pharval ont décidé d’aller en appel. Ni le laboratoire, ni leur avocat n’ont voulu répondre à notre demande d’entrevue. « Je ne donnerai aucun interview à ce sujet », lance Samuel Madistin, avocat de Rudolph Boulos, contacté par téléphone.
Le silence des autorités judiciaires ces neufs derniers mois inquiètent les victimes qui croyaient voir le bout du tunnel. Pris dans un scandale depuis deux mois avec les avocats du Barreau de Port-au-Prince réclamant sa démission, le commissaire du gouvernement, Me. Clamé O. Daméus, chargé de l’exécution de la condamnation est injoignable. Entre temps, les parents des enfants victimes poursuivent leur lutte dans une voie se révélant, chaque jour, plus sombre.
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