Le pays enregistre environ 20 % d’analphabètes, selon l’UNESCO
Claudette Jocelyn a 63 ans cette année. En 2003, la sexagénaire a participé à une campagne d’alphabétisation baptisée « Alfa lapè, alfa ekonomik ».
« Le centre d’alphabétisation était logé sur la route des Dalles. Tout était gratuit, on nous a donné des ouvrages et on nous a appris à lire et à écrire le créole », se souvient Claudette Jocelyn.
Ce centre d’apprentissage fonctionnait du lundi au vendredi de trois heures à six heures de l’après-midi. Une centaine de gens ont participé à cette formation qui devait durer six mois. Mais cette campagne n’a pas réussi à combler tous ses objectifs, notamment à cause de certains troubles politiques. « Les évènements de 2004 ont perturbé l’apprentissage et depuis, je n’ai aucune nouvelle de ce programme », continue Claudette Jocelyn.
« Alfa lapè, alfa ekonomik » n’est pas la seule campagne d’alphabétisation propulsée par l’État que le pays a connue. Cela fait 73 ans qu’Haïti a lancé la « Campagne de désanalphabétisation », qui constituait la première grande initiative de ce type dans le pays. Mais les résultats ne sont pas nécessairement au rendez-vous. Plus de 20 % de la population demeure analphabète.
« On n’est pas en mesure de dire le nombre de personnes que le programme d’alphabétisation a déjà touchées depuis près de 73 ans, se plaint Hervé Saintilus, actuel secrétaire d’État à l’alphabétisation (SEA). On ne sait pas non plus le nombre de centres d’alphabétisation et de formateur qui existent sur le territoire ».
Des capacités acquises
Les bénéficiaires du programme « Alfa lapè, alfa ekonomik » étaient majoritairement des commerçantes. « Régulièrement, on a procédé à des distributions de kits alimentaires. C’était un moyen de nous faire rester à cette formation, vu qu’on était majoritairement des mères de famille et des commerçantes qui se débrouillent pour pouvoir survivre », fait savoir Sœurette Gedna.
Cette dame de 68 ans avait fréquenté le même centre d’alphabétisation que Claudette Jocelyn. Elles avouent que la formation reçue leur a quand même permis d’avoir la maigre capacité de lire, d’écrire le créole.
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Elles tentent parfois de lire la Bible en français chez elles ou dans leurs associations religieuses. Étant jeunes, ces dames n’avaient jamais réalisé une année scolaire en plein à cause des difficultés de paiement de la scolarité.
Elles sont deux cousines et ont une histoire similaire. Elles ont été séparées de leurs familles à Saint-Jean du Sud dès leurs plus jeunes âges à cause de graves difficultés financières que faisait face leur famille monoparentale. Elles étaient confiées à des proches vivant à Port-au-Prince qui ne s’intéressaient ni n’investissaient dans leur éducation.
Les défis persistent
Des centaines de milliers d’Haïtiens ne savent ni lire ni écrire. Pourtant, l’article 39.2 de la constitution haïtienne fait obligation à l’État et aux collectivités territoriales de prendre toutes les dispositions nécessaires en vue d’intensifier la campagne d’alphabétisation des masses. Cette disposition encourage toutes les initiatives privées tendant à cette fin.
Nombreux sont des enfants et adultes en Haïti qui n’ont pas des compétences de base en calcul et lecture encore aujourd’hui. Le SEA n’a pas le nombre exact de ces personnes et se trouve de ce fait dans l’impossibilité de définir une stratégie capable de les toucher graduellement.
« C’est bien malheureux que ce soit l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) qui nous apprend que 21 % de la population haïtienne ne savent ni lire ni écrire. Je ne suis pas en mesure de confirmer ou d’infirmer ce chiffre », regrette Hervé Saintilus. Il déplore les formes de campagne d’alphabétisation réalisées auparavant qui étaient parfois utilisées à des fins politiques.
L’alphabétisation perpétuelle
Pour Luné Roc Pierre Louis, professeur à l’Université d’État d’Haïti, l’alphabétisation a toute son importance. « Elle ne permet pas seulement d’acquérir certaines compétences en lecture et écriture. Elle aide aussi à développer des aptitudes permettant aux apprenants de comprendre leurs droits et devoirs. »
Le professeur Pierre Louis pense que les outils technologiques pourraient aider à améliorer les campagnes de sensibilisation vis-à-vis de l’alphabétisation. « La technologie, explique-t-il, est captivante comme moyen de mobiliser et de sensibiliser les gens dont la plupart possèdent un téléphone intelligent. Le fait de pouvoir motiver les gens constitue déjà un pari gagné. »
Parallèlement, Luné Roc Pierre Louis estime que l’État haïtien doit se fixer des objectifs pour éviter de rentrer dans l’alphabétisation perpétuelle. Selon le professeur, l’idéal reste l’éducation formelle des enfants afin d’éviter qu’ils grandissent sans éducation.
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Le responsable de la SEA, Hervé Saintilus affirme vouloir éviter l’alphabétisation perpétuelle.
Sans moyens financiers, sans projets ni statistiques, Hervé Saintilus estime qu’il peut se fixer cinq ans pour terminer avec le processus d’alphabétisation en Haïti. « Ainsi, l’on pourra rentrer dans l’ère post-alpha où tous les analphabètes acquerront des connaissances à travers les cours d’alphabétisation ».
Pour arriver à ce stade, les problèmes doivent être posés en amont, croit Georges Wilbert Franck, coordonnateur général de l’Union nationale des normaliens et éducateurs d’Haïti (UNNOEH). De son avis, l’État devrait prendre les dispositions nécessaires pour établir des écoles partout sur le territoire et rendre l’éducation accessible à tous. En matière d’alphabétisation, Cuba reste à date le pays le plus respecté dans le monde. Deux ans après sa révolution soit en 1961, ce pays de la Caraïbe a fait passer le taux national d’alphabétisation de 60 à 96 %.
Un accompagnement
Avec les nouvelles avancées en technologie, la société d’aujourd’hui demande que tout le monde réalise au minimum ses classes fondamentales et acquiert des compétences de bases afin de se réaliser de façon optimale.
En ce sens, le professeur Pierre Louis estime que le programme d’alphabétisation devrait bénéficier d’un accompagnement de l’État afin de garantir un minimum en matière d’éducation accessible à tous les enfants du pays. « Ainsi, avec ce minimum déjà garanti, l’État pourrait encourager, voire exiger, les parents réticents à scolariser leurs enfants. Ce travail doit se réaliser de façon synchronique afin de réduire considérablement le taux d’analphabète du pays », dit-il.
En Haïti, la plupart des gens pensent que le programme d’alphabétisation est un investissement perdu parce qu’il s’adresse surtout à des personnes du troisième âge. Le coordonnateur de l’UNNOEH, Georges Wilbert Franck, riposte pour sa part que l’investissement dans l’humain n’a pas de prix. « L’éducation est un bien commun auquel tout le monde doit avoir accès. L’apprentissage n’est pas le privilège exclusif de la jeunesse, car on apprend à tout âge », déclare-t-il.
La SEA compte sur l’effort de l’État pour démarrer avec une campagne d’alphabétisation dans tous les départements du pays. L’institution entend renforcer les coordinations départementales en vue de procéder à la formation des superviseurs d’opération et des moniteurs, pour la réouverture des centres de formation. Malgré ces déclarations, le secrétaire d’État à l’alphabétisation, Hervé Saintilus, n’était pas en mesure de fournir de chiffres sur la quantité de centres et des agents impliqués dans le programme. Cette faille réside dans l’absence d’une base de données au sein du SEA.
Durant la 54e année de la commémoration de la journée de l’alphabétisation tenue ce 8 septembre 2020, le responsable du SEA avait retenu comme thème « La régulation de l’alphabétisation en Haïti : la responsabilité de l’État », pour pouvoir sensibiliser et impliquer davantage les acteurs étatiques.
Emmanuel Moise Yves
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