La classe politique est le pire ennemi de la Cour des comptes, selon des responsables
La Cour supérieure des comptes est une institution qui a pour rôle de contrôler les dépenses de l’État. Elle est aussi une cour devant laquelle peuvent être jugés des contentieux administratifs. Elle est composée de dix conseillers, élus par le Sénat pour dix ans. Ils sont inamovibles pendant la durée de leur fonction. Plus de 800 employés contribuent à la marche de l’institution, sur le territoire national.
La cour existe depuis près de 200 ans, même si ses appellations et son rôle ont changé plusieurs fois dans son histoire. Elle est appelée chambre des comptes en 1823, cour supérieure des comptes en 1957. C’est en 1983 que son nom actuel lui est donné et le décret du 23 novembre 2005 lui confère son organisation d’aujourd’hui.
La CSCCA émet des avis sur des contrats qui engagent l’État. C’est le contrôle a priori. Mais aussi, la cour évalue la performance des contrats en cours ou achevés. C’est le contrôle a posteriori. Ce pouvoir de contrôle n’est pas toujours bien vécu par ceux qui sont dépositaires de l’autorité publique.
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Max Piard est le responsable a.i. des comptes généraux, responsable de la certification des états financiers du gouvernement, et aussi de la brigade des recettes publiques. Il travaille au CSCCA depuis près de 29 ans. D’après lui, les principaux ennemis de la cour sont les politiciens.
« Dès qu’on dit à un responsable qu’il doit rendre des comptes, il vous prend tout de suite pour un opposant, dit-il. Il ne comprend pas qu’en fait on le protège en lui disant comment faire les choses de manière conforme aux lois. Parfois, les responsables ne savent même pas l’existence de la cour. Une ancienne ministre m’a dit un jour que si elle savait, elle n’aurait jamais accepté ce poste ».
En tant que contre-pouvoir, la CSCCA met des garde-fous pour éviter la dilapidation des fonds de l’État, mais ce pouvoir ne plait pas toujours à ceux qui dirigent.
Un décret qui fait parler
Le 31 janvier 2019, la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif remettait le premier rapport d’audit sur la gestion des fonds Petrocaribe au Parlement. Deux rapports, à quelques mois d’intervalle, suivent cette première publication.
De hauts fonctionnaires de l’État sont indexés dans la mauvaise gestion de l’argent de certains projets. Jovenel Moïse, président de la République, fait partie des personnes sur lesquelles pèsent de grands soupçons, pour des contrats obtenus avant sa présidence.
Après ces rapports, le président de la République a cherché à discréditer le travail de la cour. À plusieurs reprises, l’administration en place et la CSCCA semblent ne pas être sur la même longueur d’onde, notamment au sujet de certains contrats que le gouvernement veut faire passer rapidement. Le 6 novembre 2020, l’exécutif publie un décret qui fait couler de l’encre, et qui modifie certains aspects du travail de la CSCCA.
Le décret, selon Napoléon Lauture, chef de l’auditorat de la Cour, vient quand même combler un vide. « La loi prévoit que la Cour doit donner son avis préalable sur des contrats, accords ou conventions à caractère financier, explique-t-il. Mais elle manque de précision sur le type de l’avis ».
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Dans le droit haïtien, un avis peut être obligatoire, consultatif, ou conforme. « Si l’avis est consultatif, poursuit l’avocat, on n’est pas tenu de le demander. S’il est obligatoire, on doit le demander, mais on n’est pas tenu de le respecter. Tandis que s’il est conforme, il faut non seulement le demander, mais aussi le respecter. »
Dans le cas de la CSCCA, les autorités étaient obligées de demander l’avis de la cour, mais n’étaient pas tenues de le respecter. Toutefois, selon Napoléon Lauture, dans le manuel de procédures de la Commission nationale des marchés publics, l’un des articles prévoit que l’avis de la Cour doit être favorable, pour poursuivre un contrat. Dans le nouveau décret, cela n’est plus le cas.
Cependant, ce décret qui selon Lauture est un manque de respect envers la CSCCA, ne peut lui enlever l’une de ses fonctions essentielles, qui est le contrôle a posteriori, c’est-à-dire, après ou pendant l’exécution du contrat.
Un rôle administratif
Le rôle financier de la cour et son rôle administratif sont complémentaires. « Lorsque la CSCCA émet un avis sur un contrat de l’État, c’est le juge administratif qui siège. Mais lorsqu’il s’agit de contrôler l’exécution de ce contrat, c’est le juge financier qui en est responsable », explique Max Piard.
La Cour des comptes est qualifiée dans plusieurs cas qui relèvent de l’administration publique. « Si un fonctionnaire de l’État est licencié, et qu’il estime que cette révocation est contraire à ses droits, il peut saisir la cour des comptes et du contentieux administratif. Les litiges entre l’État et des compagnies sont aussi du ressort de la cour », continue-t-il.
Certains autres cas sont aussi de la compétence de la CSCCA. « S’il y a un problème entre une administration et un administré, celui-ci peut saisir la cour, affirme Napoléon Lauture. Par exemple, un citoyen qui vit dans une commune peut saisir la cour contre une administration municipale, dans certains cas. »
Garde-fou financier
La branche financière est notamment responsable de la certification des comptes de l’État. Elle est également juge des comptes des comptables publics, qui sont les comptables nommés par le ministère des Finances. Ils travaillent dans les différents ministères du pays, ou dans d’autres institutions autonomes.
Les comptables publics ont pour obligation de produire les comptes des organismes pour lesquels ils travaillent. Des vérificateurs de la Cour des comptes sont là pour auditer leur gestion, ainsi que celle des ordonnateurs publics.
« La cour ne peut pas juger de la gestion des membres du gouvernement, ou du président de la République, dit Napoléon Lauture. Ces ordonnateurs sont redevables devant le Parlement. Mais, dans le cas ou ces hauts fonctionnaires, ou quiconque, sont reconnus comme comptables de fait, la CSCCA peut juger leur gestion. » On dit que les ordonnateurs sont comptables de fait si on observe qu’ils ont dépensé directement des fonds du trésor public, ce qui est illégal.
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Après la vérification des comptes, la cour s’érige en tribunal pour les juger. « Le jugement va au-delà de la vérification, explique Max Piard. Si elle est bonne, ils ont une décharge de leur gestion, sinon, la cour émet un arrêt de débet. »
Dès que l’argent du trésor public a été investi, la cour supérieure des comptes et du contentieux administratif a le devoir de vérifier et de juger. « La CSCCA a pour mission d’auditer, quelle que soit l’organisation civile qui reçoit une subvention de l’État, dit Napoléon Lauture. Cette organisation doit avoir un compte d’emploi, qui permet de retracer tout ce qui a été fait avec l’argent public. Mais en réalité, pendant près de 14 ans à la Cour, je ne suis jamais tombé sur un tel cas. Je ne sais si c’est déjà arrivé. »
De plus, la Cour des comptes dresse chaque année un rapport sur la situation financière du pays et l’efficacité des dépenses publiques. Elle prépare aussi tous les ans un document sur les comptes généraux, qu’elle achemine au Parlement dans les délais impartis.
Une méthodologie rigoureuse
La Cour des comptes émet ses jugements de manière collégiale, explique Napoléon Lauture. Ces jugements proviennent des vérifications des auditeurs de la cour. Pour vérifier les comptes d’une institution, la procédure est déjà tracée. « D’abord une lettre de mission est envoyée à l’entité concernée, dit Max Piard. Cette lettre informe que la Cour veut auditer telle période, de telle administration, afin d’apurer les comptes du responsable. »
La première étape est de vérifier la gestion de l’ordonnateur ou du comptable. « Les vérificateurs cherchent à savoir si les chiffres correspondent. Ils peuvent faire appel à des organismes extérieurs comme la BRH pour mettre des documents à leur disposition », poursuit-il.
Ces informations sont compilées et le tribunal financier de la Cour est chargé du reste. Son jugement, si tout est conforme, sera favorable, et l’ordonnateur ou le comptable reçoit décharge de sa gestion.
Dans le cas où les informations ne concordent pas, les vérificateurs peuvent demander des informations complémentaires. L’institution a l’obligation de mettre tous les documents demandés à la disposition de la Cour, au risque de rendre les vérificateurs suspicieux. Si le tribunal financier juge que les comptes ne sont pas conformes, il émet un arrêt de débet à l’encontre du responsable.
Les décisions de la Cour des comptes ne sont susceptibles d’aucun recours, sauf le pourvoi en Cassation. « Tous les arrêts administratifs ou financiers de la cour peuvent faire l’objet de pourvoi en Cassation, mais ils peuvent être l’objet d’un recours en révision aussi. Dans ce cas, le dossier passe à nouveau devant les juges de la Cour. »
Le travail est compliqué
Si les institutions concernées sont obligées de fournir les pièces justificatives demandées par la cour, elles font parfois de la rétention d’information. Mais souvent, les informations que recherche la cour n’existent tout simplement pas.
Selon le responsable des comptes généraux de l’État, les comptables publics n’ont à ce jour jamais produit les comptes des ministères dont ils sont responsables. « C’est quand ils ont besoin d’une décharge de leur gestion, pour enlever l’hypothèque sur leurs biens, ou parce qu’ils sont candidats qu’ils se rendent compte de ce qu’ils auraient dû faire. Nous n’avons pas une culture de reddition de compte dans le pays », explique Max Piard.
La Cour supérieure des comptes manque aussi de ressources pour auditer des mastodontes de l’Etat comme la Banque de la République d’Haïti ou la Banque Nationale de crédit. « Ce sont des domaines qui demandent des connaissances pointues, dit Max Piard. La Cour n’a pas encore les capacités logistiques pour cela. Mais elle permet à des firmes privées de mener l’audit des banques de l’État. Sauf que cela arrive souvent que ces audits ne parviennent jamais à la Cour des comptes. »
Les moyens financiers de la cour sont également très limités, ce qui peut être un handicap, d’après Piard. « Un vérificateur reçoit un salaire modeste qui ne dépasse pas 75 000 gourdes, carte de débit comprise. Et il doit aller vérifier la gestion de gens qui font des milliers de dollars tous les jours, dans de mauvaises conditions. Ce n’est pas normal. »
Jameson Francisque
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