Nous sommes des professionnels, étudiants, chômeurs, haïtiens de provenance et d’appartenance différentes qui prennent la route chaque jour pour nous déplacer d’un point à un autre. Toutefois, nous ne sommes, après tout, que des rêves ambulants. Nos corps ont pratiquement la même anatomie et le même fonctionnement. Ce qui nous différencie, ce sont nos chemins de vies. Ces chemins où il n’y a ni camions, ni piétons mais des histoires, des expériences, et surtout des rêves. Parfois, nous sommes de simples projets se déplaçant en quête de réalisation. Hier, à Delmas 60, à la sortie du bureau où je travaille, je concrétisais mon rêve de marcher sur mes talons hauts dans la rue, depuis qu’un accident, survenu en décembre 2014, avait brisé mon genou et mon souhait d’apprendre à danser une fois retournée en Haïti.
Il y a deux jours, j’ai marché à Delmas 60, la peur au ventre. J’avais peur de faire un faux pas, et de me donner en spectacle aux motocyclistes au coin de la rue, en me faisant au passage une entorse au genou. Plus encore, je ne voulais pas appeler ma maman pour lui dire que je me suis fait mal en voulant marcher à talons un peu plus tôt que les indications médicales. J’avais surtout peur de ces belles voitures et ces hideux bus de transport en commun qui se croient être sur une autoroute. Ils roulent à toute vitesse, sans égards pour les piétons qui n’ont qu’un trottoir de fortune qui n’existe pas en certains points de la route car les propriétaires de maison, avares d’espace, ont peu de considération pour l’Etat et les passants.
Devant leur maison, les quelques centimètres de trottoir réglementaire n’existent pas. Les piétons doivent improviser: ils ont le choix entre se coincer contre le mur ou marcher sur la chaussée à leurs risques et périls. Hier, des jeunes prenaient le même chemin. Ils étaient des centaines à l’emprunter pour aller demander des informations au Ministère des Affaires Etrangères concernant la bourse d’étude de l’Ambassade du Mexique. Au moins deux d’entre eux y ont laissé leur vie dans un accident. Etudiants ou non, eux aussi avaient des rêves et des projets. Je le dirai encore, nous sommes tous des rêves ambulants. Hier, des rêves furent écrasés par un camion d’eau en mauvais état. À qui la faute? Je n’irai pas chercher la réponse. Qui sont les victimes et les potentielles victimes? Je peux y répondre. Les victimes ne sont pas encore identifiées. Les potentielles victimes sont des jeunes comme moi qui n’ont pas de voiture mais qui pour une raison ou pour une autre doivent aller à Delmas 60. C’aurait pu être moi ou un collègue. On aurait peut-être parlé de cette fille qui aurait pu prendre un « woulib » mais qui n’aimait ni le mot ni l’action. De cette fille qui traîne avec elle chaque jour un ordinateur et des milliers de rêves pour aller travailler pour l’État haïtien quelque part à Delmas 60. Je prendrai ce chemin, aujourd’hui, demain et les jours à venir. Dans quelques semaines j’oublierai cet accident. Mais je serai comme tant d’autres un rêve ambulant à la merci des négligences des conducteurs et de l’État.
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Emma Lucien
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