Je me souviens du jeune homme, fier, mais quand même timide, qui chantait quasi clandestinement dans les salons et les jardins sous la dictature de Jean-Claude Duvalier
Cette semaine, Manno Charlemagne aurait eu 77 ans.
Je me souviens du jeune homme, fier, mais quand même timide, qui chantait quasi clandestinement dans les salons et les jardins sous la dictature de Jean-Claude Duvalier, quand on nous imposait un serment au drapeau et que l’eau soulevée par les longs cortèges mouillait (déjà) les badauds à Carrefour.
Je me souviens de « Chak maten m leve m sèmante, an verite sa sa regle ! », de « Se Kafou m rete… ». Ce Manno-là ne se prenait pas encore pour un théoricien marxiste-léniniste. Il chantait le social, partait de la réalité sociale. Il y avait dans ses chansons de l’époque un radicalisme dans la critique sociale, plus incompatible avec l’ordre social que les appels qu’il fera plus tard à la révolution.
L’erreur commise (mais les erreurs aussi sont fondées socialement) par la gauche qui s’est voulue radicale, par les « progressistes » en général a été de confier la critique sociale, la charge d’énoncer le ressenti, la condition des dominés à des artistes, parfois populaires, mais toujours marginaux, quelques écrivains jugés géniaux, mais excentriques.
Il y avait dans ses chansons de l’époque un radicalisme dans la critique sociale, plus incompatible avec l’ordre social que les appels qu’il fera plus tard à la révolution.
Aujourd’hui encore, on parle plus de l’État que des conditions des pauvres, des dominés, des démunis, des exclus, de ceux dont les conditions d’existence et les pratiques symboliques sont considérées comme secondaires.
Le poème « Vous » de Carl Brouard, pour ceux qui l’ont lu et s’en souviennent, par son caractère exceptionnel dans les années vingt, confirmait la règle d’un silence sur le mal-être social, les écarts, la négation des masses dans leurs droits, leur être.
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Le lien possible entre les intellectuels radicaux et progressistes et les masses n’a pas été créé. Il aura manqué cette critique sociale. Tu viens me parler de l’État, mais moi, je veux dans la vie de tous les jours être reconnu comme sujet. Tu me promets un monde meilleur, mais je ne te sens pas touché par mes problèmes concrets, ni les formes concrètes, aujourd’hui, de l’exclusion et de la domination que je subis.
C’est cette solitude de la condition populaire que nous payons aussi aujourd’hui. J’entends mes amis « progressistes » se lamenter des atrocités commises par les gangs. Mais pourquoi n’étions-nous pas suffisamment nombreux à dire qu’on allait droit vers cela ? Que l’absence de sphère commune de citoyenneté ne pouvait conduire qu’à une socialisation barbare ?
Pourquoi, en dehors de l’illusion Aristide, les masses n’ont pas pu se dire quelqu’un parle de mon désir légitime d’être sujet et considéré comme sujet ? Sans doute, parce qu’il n’y a pas eu suffisamment de voix pour le faire. Et aujourd’hui encore, le refus de le faire est patent.
Pourquoi, en dehors de l’illusion Aristide, les masses n’ont pas pu se dire quelqu’un parle de mon désir légitime d’être sujet et considéré comme sujet ?
« Moun pa ka viv konsa ». C’est là qu’on aurait dû et qu’on n’a pas voulu commencer. Ce que les masses, gangs et victimes de gangs, paysans pauvres, lumpen des villes, les rares ouvriers qui suent dans les usines, c’est que personne ne parle de moi. Personne ne commence son discours avec mes ressentis, ma condition. Comment peut-on vouloir changer ce qu’on n’ose même pas nommer ?
Par : Lyonel Trouillot
Couverture | Portrait du chanteur Manno Charlemagne, souriant, un micro à la main, en pleine performance. (Source : Haïti 24)
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