CULTURE

L’immortel Manno Charlemagne

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« Manno chantait contre le régime dictatorial des Duvalier, mais son œuvre allait au-delà de la dictature. Il critiquait un système d’exclusion qui aujourd’hui existe encore. Donc, il est évident que sa musique est d’actualité », souligne la réalisatrice

Joseph Emmanuel Charlemagne, dit Manno Charlemagne, s’est éteint en 2017 à 69 ans. Cet artiste dépeignait les conditions de vie des couches populaires, les rapports sociaux inégalitaires, la mauvaise gouvernance et l’ingérence internationale. Après la chute du régime dictatorial des Duvalier en 1986, Charlemagne a connu une grande popularité qui l’a porté à la tête de la mairie de Port-au-Prince en 1995. Son œuvre musicale fait de lui un artiste immortel.

Manno Charlemagne a grandi à Carrefour. Durant son enfance, il chantait à la chorale de l’Église catholique. Mais il prenait aussi plaisir à écouter la musique des cérémonies de vaudou tout près de chez lui. Sans oublier les bandes « rara » et les grands chanteurs internationaux, notamment Louis Armstrong, qui ont eu une grande influence sur son verbe musicien.

La carrière musicale de l’artiste a pris son envol sous la dictature de Jean Claude Duvalier, à la sortie de son disque « Manno et Marco », en 1978. Manno Charlemagne joignait sa voix à celle d’un autre artiste, Marco, pour dénoncer la misère et l’injustice.

Mais sous la dictature, les gens qui osaient tenir un discours subversif n’avaient que deux destinations : l’exil ou « Fort dimanche ». En juillet 1980, Charlemagne voyage au Canada. Quand il veut retourner au pays, il est bloqué par le consulat haïtien au Canada. L’artiste s’est donc vu exilé de sa patrie.

Pas juste une voix

Le chanteur a été bien reçu par la communauté haïtienne de Montréal, selon la réalisatrice Rachèle Magloire qui a fait sa connaissance au Canada. « À l’époque nous voulions avoir une connexion avec ceux qui luttaient contre le régime dictatorial en Haïti. Les Haïtiens au Canada se mobilisaient. Il y avait le magazine Le petit samedi soir qui informait de tout ce qui se passait au pays. Mais la vraie lutte était en Haïti », explique-t-elle.

Et Manno était, selon Magloire, cette lumière de résistance qui luisait dans la période d’obscurité que le pays connaissait. Sa venue à Montréal était une belle opportunité pour lui de poursuivre sa carrière. Il a sorti la plaque « Fini les colonies » qui regroupe des chansons chantées en Français. « Manno était infatigable. Il pouvait chanter toutes les nuits dans les fêtes. Il y avait un bar appelé Isaza où il allait souvent jouer. Les gens l’aimaient beaucoup », continue Rachèle Magloire.

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Manno Charlemagne n’était pas juste une voix qui interprétait des paroles engagées. C’était un excellent artiste selon Aly Acacia, un ancien disquaire. « La guitare, la voix grave et mature de Manno charriait bien sa revendication. Il suffit d’écouter Ban m yon ti limyè, une musique qui dure seulement 2 minutes 46 secondes, pour admirer son art. Manno est une voix bouleversante qui chante des paroles percutantes », affirme-t-il.

Selon Acacia, Manno Charlemagne avait un style unique. Son œuvre parfois rappelle des vers de Prévert, des rythmes vaudou, mais aussi des classiques de la musique noire américaine. « Par-dessus tout, il y a la personnalité de Manno. C’est un homme d’un caractère stoïque. Ses chansons viennent de ses tripes », explique Aly Acacia.

Ludwy Jean Paul, présentateur de l’émission radiodiffusée Passion Musique, pense que Manno Charlemagne était un excellent musicien dont le premier souci était de faire passer son message revendicatif. « Au début de sa carrière, Manno était très direct, il nommait les gens et leur disait sans énigme leur quatre vérités. On peut prendre comme exemple la musique Ayiti pa forè, dans laquelle il dit “Michèle Bennett I am sorry for you”. Il n’est pas toujours évident que les artistes nomment les gens comme lui il l’a fait. »

Sur ce point, Aly Acacia pense que Manno Charlemagne évoluait dans un contexte particulier. Ses revendications étaient des frustrations. « Après la chute du régime répressif des Duvalier, il n’y a pas eu un procès équitable, explique-t-il. Les victimes du régime n’ont pas trouvé justice. Manno était révolté. »

Un soulagement

Le régime des Duvalier avait un aspect totalitaire, si bien que même dans leur intimité, les gens pensaient à s’y conformer, selon le sociologue Wilson Jean Baptiste. « La musique de Manno dans ce contexte constituait un soulagement pour tous ceux qui cachaient très loin dans leur cœur ce que l’artiste osait dire à haute voix », dit-il.

Le sociologue n’est pas de la génération de Manno Charlemagne, mais il s’identifie à son œuvre. À l’Université, il jouait des pièces de théâtre avec la musique de l’artiste en toile de fond. Activiste politique, Jean Baptiste assure que l’œuvre de Manno Charlemagne l’a toujours motivé.

« Grâce à sa désinvolture, son créole clair et limpide, le message de Manno vous frappe », dit le sociologue qui souligne trois éléments visionnaires dans l’engagement de Manno Charlemagne.

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« D’abord, il en voulait à tous ceux qui vendaient le faux rêve de “développement”. Il disait clairement que l’aide au développement des organisations internationales ne servait à rien. Ensuite, Manno s’engageait pour la libération des femmes dans la société. Et enfin, il était très critique face aux intellectuels plats, et à l’Université en Haïti aussi », continue-t-il.

Toutefois, Wilson Jean Baptiste estime que Manno Charlemagne était un personnage controversé. Il n’est pas sûr que ses admirateurs soient fiers de son administration de la mairie de Port-au-Prince de 1995 à 1999.

Aly Acacia abonde dans le même sens. Il pense d’ailleurs que Charlemagne a échoué dans la politique. « Même s’il avait de la bonne volonté, Manno n’était pas compétent pour le poste et il n’a pas su s’entourer de personnes qui pouvaient l’aider. Un excellent artiste n’est pas forcément un excellent administrateur. On ne pouvait pas demander à Brassens de gérer Paris ou à Michael Jackson d’administrer Los Angeles. »

Pour sa part, Ludwy Jean Paul ajoute que Manno Charlemagne est le genre de personne qui ne s’embarrasse pas du protocole. Le maire, selon Jean Paul, incarnait la personnalité du musicien. « Quand il était magistrat, Manno a sorti son carnaval dans lequel il injuriait l’État. C’est un homme qui disait ce qu’il pensait même quand il occupait une haute fonction. »

Encore d’actualité

Aly Acacia pense que Manno Charlemagne a accompli une œuvre qui a servi d’inspiration pour des artistes engagés comme John Steve Brunache, Beethova Obas et BIC qui allaient venir après lui. « La voix, les textes et la guitare de Manno Charlemagne font de lui un artiste immortel », avance-t-il.

Quant à Ludwy Jean Paul, il se demande si l’œuvre de Manno Charlemagne a eu une grande influence sur la mouvance de la tendance « racine » qui allait éclater dans les années 1990. « Tous les groupes racine qui allaient venir traitaient des thèmes sociopolitiques », fait-il remarquer.

Quant à Rachèle Magloire, elle souligne que la musique de Manno Charlemagne peut servir à la période où nous vivons en Haïti aujourd’hui. « Manno chantait contre le régime dictatorial des Duvalier, mais son œuvre allait au-delà de la dictature. Il critiquait un système d’exclusion qui aujourd’hui existe encore. Donc, il est évident que sa musique est d’actualité », souligne la réalisatrice.

Laura Louis

Photo de couverture: Un jeune Manno Charlemagne se produisant devant un groupe de jeunes à la fin des années 1970. Haiti Liberté

Laura Louis est journaliste à Ayibopost depuis 2018. Elle a été lauréate du Prix Jeune Journaliste en Haïti en 2019. Elle a remporté l'édition 2021 du Prix Philippe Chaffanjon. Actuellement, Laura Louis est étudiante finissante en Service social à La Faculté des Sciences Humaines de l'Université d'État d'Haïti.

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