« Ceux qui représentent le plus gros danger en matière d’insécurité foncière dans le pays travaillent à la DGI », accuse le bâtonnier de l’ordre des avocats de Fort-Liberté
L’agronome Lovinsky avait déjà versé 80 % des deux millions de gourdes réclamés pour l’achat d’un terrain de 2500 mètres carrés à Canapé Vert lorsqu’il a découvert qu’un autre acheteur était également sur l’affaire.
Comme certains acquéreurs de biens immobiliers dans le pays, il avait signé en octobre 2023 un accord dit « sous seing privé » directement avec le propriétaire, sans passer chez un notaire.
Bien que populaires, ces formes de ventes restent fragiles, selon des spécialistes dans le domaine de l’immobilier contactés par AyiboPost.
« La vente sous seing privé, explique le notaire Gilbert Émile Giordani, consiste à vendre un bien sans aucun intermédiaire. Elle se base uniquement sur la confiance entre les deux parties. Ce qui représente un danger en soi. Parce qu’en cas de conflits relatifs au droit de propriété, l’acte sous seing privé n’a pas la même force de preuve qu’un acte authentique. »
La vente sous seing privé […] consiste à vendre un bien sans aucun intermédiaire. Elle se base uniquement sur la confiance entre les deux parties.
– Gilbert Émile Giordani
La vente par acte authentique offre plus de sécurité. Elle exige la présence d’un notaire, suit un processus rigoureux et obéit aux lois.
De fait, les spécialistes recommandent de contacter un notaire dès lors qu’on s’intéresse à une propriété. Et le paiement ne se trouve pas en tête de la liste des priorités, selon ces derniers.
La première étape consiste en un accord basique qui donne le coup d’envoi.
Dans ce premier moment de la procédure, le vendeur et l’acheteur s’entendent sur la propriété à vendre, le prix, sa description ainsi que sa superficie.
Toutes les formalités et procédures devant mener à la signature de l’acte de vente sont aussi fixées à ce moment.
C’est ce qu’on appelle « la promesse de vente ».
Légalement, une promesse de vente vaut une vente.
Il est recommandé de la faire par écrit devant un notaire et de toujours y insérer une clause de résiliation automatique. C’est-à-dire une phrase ou un paragraphe qui définit à l’avance dans quelles conditions la promesse de vente peut se rompre automatiquement, sans que les autorités judiciaires ne puissent s’y opposer.
La vente par acte authentique offre plus de sécurité. Elle exige la présence d’un notaire, suit un processus rigoureux et obéit aux lois.
Une fois l’étape de la promesse de vente passée, toute la responsabilité de la transaction incombe au notaire. Il doit s’assurer que les documents qu’il a entre ses mains sont réellement valables. Et pour cela, il est tenu de remonter à plusieurs décennies.
Cette obligation trouve son origine au niveau de la grande prescription.
« C’est ce fameux délai de vingt ans qui permet à quiconque de se prétendre propriétaire lorsque pendant vingt ans il a occupé des terres sans aucun titre de propriété et que personne n’est jamais venu lui demander de les remettre », explique le bâtonnier de l’ordre des avocats de Fort-Liberté, Me Evens Fils.
Après ce délai, la loi suppose que cette personne doit être capable de devenir propriétaire.
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Pour éviter à son client d’acheter des terrains potentiellement conflictuels, le notaire retrace l’ensemble des transactions ayant été effectuées sur le bien pendant au moins deux décennies.
Grâce à un arpentage, il s’assurera que personne d’autre que le vendeur ne se déclare propriétaire du terrain ou ne l’a envahi. Un arpenteur se charge de cette opération.
Ce dernier a l’obligation de se rendre sur les lieux, muni de son autorisation de travail obtenue auprès du Doyen du Tribunal Civil ou du Commissaire du gouvernement. Une fois l’opération terminée, il enregistre l’acte d’arpentage à la Direction générale des impôts, puis l’expédie au notaire.
« Bien sûr, souligne le notaire Giordani, il arrive que les résultats de l’enquête ne permettent pas de remonter aux vingt ans exigés par la loi. Dans ce cas, le notaire peut s’abstenir de travailler sur le dossier. Car s’il décide de poursuivre malgré tout, peu importe ce qui arrive par la suite, sa responsabilité civile et pénale peut être engagée».
En cas de conflits fonciers, si le notaire a commis des fautes pendant le processus de vérification des documents, il sera tenu de restituer l’argent qui a été donné au vendeur et sera passible de prison.
Pour éviter à son client d’acheter des terrains potentiellement conflictuels, le notaire retrace l’ensemble des transactions ayant été effectuées sur le bien pendant au moins deux décennies.
Malgré ce grand risque encouru, Me Evens Fils fait remarquer que c’est précisément à cette étape de la transaction que les notaires font le plus de magouilles.
Certains, en complicité avec les vendeurs, mènent le processus de vente avec des documents qu’ils savent être illégaux, dit l’avocat. Ils savent que l’acte de vente qui en ressortira ne sera pas recevable. Mais certains le font quand même.
Pour ne pas prendre de risque, l’actuel membre du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire recommande de prendre un avocat et de faire en sorte qu’il soit présent à chaque rendez-vous.
Il pourra ainsi suivre de près l’enquête administrative menée par le notaire. Et si enfin tout se passe bien, le notaire pourra dresser son rapport.
L’officier public procédera ensuite à la rédaction de l’acte de vente et à sa signature. Il remettra au vendeur l’argent que l’acheteur lui a confié. Puis, il remettra à l’acheteur les titres de propriété et lui demandera de payer les droits d’enregistrement et de transcription à la Direction générale des impôts (DGI).
L’authentification de l’acte de vente à la DGI est l’étape finale de la procédure. « Et à 90% la transaction qui y aboutit en suivant tout le processus légal est une bonne transaction », assure Evens Fils.
Mais même dans ce scénario, on n’est pas à l’abri des racketteurs.
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Le bâtonnier de l’ordre des avocats de Fort-Liberté fait remarquer que la situation qui est généralement à l’origine des conflits fonciers est la multiplicité des titres de propriété pour un seul et même terrain. Et si tel est le cas, dénonce-t-il, c’est en grande partie la faute de la DGI. Parce que « c’est elle qui permet [souvent] à plusieurs personnes d’avoir accès à une transcription pour un seul terrain».
La transcription est le procédé qui, en droit notarial, transfère à l’acquéreur le droit de propriété.
Elle survient après l’enregistrement manuel de l’acte de vente dans le Répertoire d’Entrée et se révèle déterminante dans la finalisation du dossier de vente. Car aussi longtemps que le bien acheté ne sera pas transcrit en son nom propre, on n’en sera pas légalement propriétaire.
La transcription est le procédé qui, en droit notarial, transfère à l’acquéreur le droit de propriété.
Pour être opposable aux tiers et être légalement reconnu comme un titre de propriété, l’acte de vente sous seing privé doit être lui aussi enregistré et transcrit.
Lovinsky, cité plus haut, dit avoir engagé un avocat pour cette partie de la procédure.
L’enregistrement et la transcription de l’acte de vente ont lieu à la Direction de l’Enregistrement et de la Conservation Foncière dans le chef-lieu départemental où se situe le bien.
Dans un cahier qu’on appelle le grand livre foncier, un magistrat du deuxième grade de l’ordre judiciaire dénommé juge du livre foncier, se charge de répertorier chacune des opérations de changement de propriétaires réalisées.
Grâce à quoi, il est possible de confirmer l’identité d’un ou des propriétaires d’un bien foncier.
Mais on devient surtout capable de retracer l’ensemble des transactions ayant été effectuées sur chaque terrain. Un fait qui devrait constituer une garantie pour la sécurité foncière.
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Pourtant, « ceux qui représentent le plus gros danger en matière d’insécurité foncière dans le pays travaillent à la DGI », accuse Fils.
Le notaire et vice-doyen à la faculté de droit de l’université Quisqueya, Gilbert Emile Giordani, partage cet avis lui aussi.
« Des cadres de la DGI responsables de la transcription, mettent tout en œuvre pour maintenir un climat de corruption au sein du service », dit-il. Et pour ce faire, ils se servent du système caractérisé par sa lenteur phénoménale.
L’enregistrement et la transcription sont en effet tous deux manuels.
En supposant qu’en raison des nombreuses transactions qui se concrétisent, une dizaine de dossiers peuvent être déposés à la Direction en une journée, le juge du livre foncier n’aura pas les moyens de tout traiter le jour de leur déposition.
Quand en plus il y a des troubles sociopolitiques qui paralysent le fonctionnement de l’institution, la pile de dossiers ne fait qu’augmenter. Ce qui sous-entend qu’il y aura toujours du retard.
Des cadres de la DGI responsables de la transcription, mettent tout en œuvre pour maintenir un climat de corruption au sein du service.
– Gilbert Emile Giordani
À ce rythme, « une transcription peut prendre entre deux et trois ans », se plaint le professeur. Ce qui laisse énormément de temps pour les magouilles.
Par exemple, dans le cas des ventes par acte authentique, des vendeurs malhonnêtes profitent de la période pendant laquelle la transcription n’est pas encore effective pour revendre le même terrain à une autre personne. C’est l’une des raisons les plus fréquentes à l’origine des conflits fonciers.
Mais non pas la plus grave.
« Généralement, révèle Giordani, ceux qui ne veulent pas attendre longtemps pour transcrire leurs biens, payent le juge pour qu’il s’en charge tout de suite». Et, se basant sur les témoignages de plusieurs de ses confrères, Gilbert Émile Giordani affirme qu’il existe des espaces laissés libres dans les registres de manière volontaire.
Ces espaces sont, selon lui, « des possibilités pour quiconque voudrait, à l’avenir, avoir un document antérieur à quelqu’un qui possède déjà son titre de propriété ».
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Si plusieurs individus détiennent un acte de vente authentique pour le même bien, c’est la personne qui a été enregistrée et transcrite à la DGI en premier qui est considérée comme propriétaire légale. Avec ces espaces vides qui lui permettront donc d’insérer une nouvelle transcription « moyennant paiement », le juge du livre foncier se donne les moyens de pouvoir remonter le temps.
S’exprimant sous couvert d’anonymat, le notaire Y. C. reconnaît que la DGI contribue au renforcement des problèmes inhérents au système foncier haïtien.
Cependant, il refuse de lui faire porter seule le chapeau. « Les conflits, dit-il, viennent aussi des notaires, arpenteurs et avocats, qui manipulent les documents à leur guise».
Dans le « Manuel des transactions foncières haïtiennes, Vol. 1 » publié en juin 2012, le Groupe de Travail sur le Droit Foncier en Haïti met en garde : pour accélérer la procédure, certains notaires enregistrent l’acte de vente à la DGI dans une autre commune que celle où se situe le bien. Cette pratique, en plus de ne pas être légale, peut invalider l’acte. Et bien sûr, conduire à des conflits fonciers.
Dans ces cas-là, si l’acheteur a bien respecté la procédure, et qu’il se retrouve face à une autre personne qui réclame son terrain avec des papiers démontrant qu’elle en est la véritable propriétaire, il peut prendre un avocat et intenter une action en justice contre le notaire.
Si c’est lui qui n’a pas cherché à tout vérifier correctement, le notaire aura à remettre l’argent et à dédommager la victime. En revanche, si c’est le vendeur qui n’avait pas le droit de vendre et qui a réussi à tromper le notaire, il peut être arrêté pour avoir vendu un bien qui ne lui appartient pas.
Les conflits viennent aussi des notaires, arpenteurs et avocats, qui manipulent les documents à leur guise.
– Le notaire Y. C.
Le moyen le plus probable pour tromper un notaire est l’usage de vrai-faux. C’est-à-dire un faux document qui répond à tous les critères d’un document valable.
Mais « seul quelqu’un qui se trouve dans le système peut réussir à ainsi le manipuler jusqu’à procurer de tels papiers », note Giordani.
Pour remédier à ce problème, les spécialistes plaident en faveur de l’identification et de la localisation précises de chaque parcelle de terre du territoire haïtien, ce qu’on appelle le cadastre. Ce travail n’est toujours pas réalisé et mis à jour régulièrement sur l’ensemble du territoire.
Outre la question du cadastre, le notaire Y. C. estime que la possession de terre sans papier constitue elle aussi une source de conflits fonciers.
Le notaire plaide en faveur de la division des terres appartenant à plusieurs héritiers.
À cause de la répartition très souvent informelle de ce genre de terrain, il demeure difficile à vendre. Et lorsqu’ils le sont, on a souvent des contestations d’un héritier qui n’a pas été mis au courant de la vente.
La législation haïtienne n’est certes pas claire sur les questions successorales, mais elle veut qu’en cas de parent mort et d’absence de testament, la propriété soit séparée en portions égales entre tous les enfants du défunt.
Par Rebecca Bruny
Image de couverture : Un homme en costume, tenant une tasse de café, donnant des indications à une femme. | Freepik
Visionnez cette vidéo d’AyiboPost qui explore les cas de vol de terre en Haïti :
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