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Des «kafou lanmò» se multiplient à Port-au-Prince

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Les passants, des bandits et victimes de «bwa kale» se donnent rendez-vous régulièrement avec la mort dans la plupart des carrefours de Port-au-Prince.

[Attention! Cet article contient des images potentiellement choquantes]

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Il était une heure et vingt-huit minutes ce mardi 7 mai lorsque, sur le trottoir crasseux de l’avenue Christophe à Port-au-Prince, le cadavre d’un homme s’embrasait.

Cadavre

Un cadavre en train de bruler en pleine journée aux environs de l’école Sacré-coeur. 7 mai 2024 | © Jean Feguens Regala/AyiboPost

À proximité du corps immobile, près de Lafleur Ducheine, un tas d’immondices répandait une odeur nauséabonde, s’ajoutant à l’atmosphère déjà alourdie par les volutes de fumée s’élevant au-dessus de la scène.

Le même décor se répète le long de plusieurs autres artères des environs, y compris la Rue 4, désormais surnommée « cimetière » ou encore « kafou lanmò ». Dans toute la région métropolitaine, on dénombre au moins une dizaine, voire davantage, de ces carrefours.

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Une fumée s’élevant d’un cadavre en train de brûler sur l’Avenue Christophe. 7 mai 2024

« Pas un jour ne passe sans que l’on y tue une personne ou que l’on vienne y jeter un cadavre », déclare un jeune homme de l’Avenue Christophe pour tenter d’expliquer l’origine de la dénomination.

Vêtu entièrement de noir, le jeune homme dans la vingtaine est le seul parmi les passants à avoir accepté de parler brièvement à AyiboPost, tout en restant particulièrement méfiant. Il préfère garder le silence concernant les personnes responsables de ces actes ou les accusations portées contre les victimes.

Jour et nuit, la mort visite plusieurs autres « kafou » de Port-au-Prince.

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Une fumée persistante à Maïs Gaté causée par la combustion de cadavres humains. 7 mai 2024

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Un habitant de Maïs Gaté montre des ossements de cadavres sur une pile d’immondices. 7 mai 2024

À l’entrée de Delmas 19 à quelques dizaines de mètres de la route de l’aéroport.

À La Rue J. Baptiste à Delmas 33.

Ou encore sur l’avenue Maïs Gaté et de la rue Jaques Roumain où se dresse le prestigieux bâtiment du ministère de la Santé publique et de la Population.

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Un restaurant à Maïs Gaté ne peut pas fonctionner en raison des nombreuses exécutions et des dépôts de cadavres dans ses environs. 7 mai 2024

Dans cette zone, par exemple, un laveur de voitures relate qu’il lui est déjà arrivé, ainsi qu’à ses compagnons, de proposer leurs services à des véhicules s’arrêtant devant leur petite entreprise de lavage installée au bord de la route. « Mais au lieu de cela, nous voyons descendre des hommes cagoulés et lourdement armés, nous contraignant à prendre la fuite. »

Certains agresseurs se contentent d’abattre leurs cibles avant de partir, poursuit le laveur de voitures. D’autres, dit-il, choisissent d’incendier les corps.

Enfin, il mentionne ceux qui prennent un plaisir sadique à brûler leurs victimes vivantes, ne leur laissant ainsi aucune chance.

Dany Junior, l’un des laveurs de voitures de l’avenue Maïs Gaté, est perturbé, car son activité connaît une baisse. « Depuis que les clients savent qu’on tue régulièrement des gens ici, ils ne viennent presque plus pour faire laver leur voiture », explique-t-il.

Lorsqu’ils sont brûlés, les corps des victimes deviennent effectivement méconnaissables.

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Des squelettes humains calcinés ont été découverts sur une pile d’immondices à Maïs Gaté. 7 mai 2024

Ainsi, il devient presque impossible pour des membres de la population de vérifier si les dépouilles de leurs proches disparus se trouvent parmi les tas d’ordures, dans un contexte où aucune institution publique ne comptabilise systématiquement les morts. Personne ne saura avec précision combien d’Haïtiens sont morts ces dernières années.

Les corps non réclamés finissent par être dévorés par les chiens.

Questionné à ce sujet, Exalus Jeanty Fils, directeur de l’Unité de coordination et des relations publiques (UCRP) du MSPP, a préféré répondre en tant que médecin plutôt qu’en tant que cadre du ministère.

Il reconnaît que ces cadavres abandonnés presque aux portes du ministère sur l’avenue Maïs Gaté représentent un problème de santé publique, car ils peuvent entraîner la propagation de maladies.

Une pile d’immondice non loin du MSPP. 7 mai 2024

Le MSPP, selon le médecin, gère les déchets et les cadavres au niveau des hôpitaux pour éviter les contaminations et la propagation de maladies. Dès lors qu’ils se retrouvent sur la voie publique, le MSPP attire l’attention de chaque secteur concerné sur la nécessité de réagir, poursuit Fils. « Mais, il est de la responsabilité du ministère de l’Intérieur et du ministère des Affaires sociales de s’en occuper via les mairies concernées », conclut-il.

Le carrefour Tag Market, à l’angle des rues Faustin et Bois Patate, est également associé à la mort de manière régulière.

Selon plusieurs habitants de Turgeau et de Canapé Vert interrogés par AyiboPost, des membres de brigades de vigilance, et parfois des policiers, se rendent dans la zone pour exécuter des individus soupçonnés de banditisme.

De plus, un tribunal non officiel est établi à la rue Renne. Les membres de gangs y sont soumis à un interrogatoire avant d’éventuellement être exécutés au « kafou lanmò » de Tag Market situé à proximité.

« Dès que j’entends des coups de feu au milieu de la nuit, je sais qu’on a exécuté quelqu’un », déclare une jeune habitante de la zone à AyiboPost. Elle travaille dans l’administration et demande à rester anonyme pour des raisons de sécurité.

Elle ajoute que cela se produit parfois « trois ou quatre fois par semaine ». « La fumée et les odeurs envahissent les maisons », dit-elle. « Les chiens se nourrissent des restes des cadavres non brûlés. C’est perturbant. Cela vous empêche de dormir. »

Le choc de ces exécutions engendre du stress et de l’anxiété. « Le problème avec cette réalité, c’est qu’elle nous dénature, elle nous enlève notre sensibilité », alerte Gihane Dejoie Mathurin, psychologue et membre de l’association américaine de psychologie.

Les morts mutilées se remarquent de temps en temps à la Rue Rivière, à proximité du rectorat de l’Université d’État d’Haïti.

Corps calcinés aux environs du rectorat de l’Université d’État d’Haïti.

Le 8 mars 2024, un cadavre en feu pouvait être vu dans la zone. Un ébéniste qui habite la rue a déclaré à AyiboPost avoir vu le soir d’avant deux hommes amener un autre à côté du rectorat avant de l’exécuter.

« Ils sont revenus quelques heures après mettre le feu au cadavre », dit-il. Deux autres personnes de la zone confirment cette version des évènements.

Pour la psychologue clinicienne Jacqueline Baussan, c’est le signe que « la mort, pour brutale et violente qu’elle soit par nature, ne semble plus causer ni effroi, ni angoisse, ni compassion : elle est banalisée ».

Et cela passe avant tout par la banalisation de la violence à laquelle nous sommes constamment exposés que ce soit sur les réseaux sociaux ou dans notre réalité quotidienne. «La torture, le viol, les séquestrations portent atteinte au corps vivant, le privant de son humanité, le réduisant à l’état d’objet», croit Baussan.

Et ceux qui ont directement subi ces violences, ceux qui sont exposés aux images de ces violences « finissent par être profondément traumatisés. »

Les cadavres et images violentes peuvent provoquer ou accélérer différentes sortes de maladies.

Cela se manifeste généralement par de l’hypertension, de fortes palpitations, des douleurs dorsales, des difficultés sexuelles et tant d’autres, avertit la psychologue Gihane Dejoie Mathurin.

La manipulation incorrecte des cadavres peut aussi poser un risque de santé.

Selon le docteur généraliste Yourry Ginel Richard « lorsqu’on met le feu aux cadavres, on est sûr de contaminer les sols, les nappes phréatiques, dépendamment de la zone, puis ceux qui auront accès à cette eau ».

Une manipulation inadéquate peut aussi faciliter la circulation de certaines maladies comme le VIH.

Par Rebecca Bruny et Widlore Mérancourt

Les photos sont de Jean Feguens Regala.

Image de couverture éditée par AyiboPost dans laquelle un habitant de Maïs Gaté montre des ossements de cadavres sur une pile d’immondices. | © Jean Feguens Regala/AyiboPost


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Rebecca Bruny est journaliste à AyiboPost. Passionnée d’écriture, elle a été première lauréate du concours littéraire national organisé par la Société Haïtienne d’Aide aux Aveugles (SHAA) en 2017. Diplômée en journalisme en 2020, Bruny a été première lauréate de sa promotion. Elle est étudiante en philosophie à l'Ecole normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti

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