POLITIQUE

L’emprise actuelle de l’occupation américaine d’Haïti

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« Le PHTK a déjà prouvé qu’il n’a pas ses intérêts dans le pays, dit l’historien Pierre Buteau. Et ses hommes, qu’ils ne sont pas à la hauteur »

À côté de l’assassinat du président Jovenel Moise qui rappelle celui de Vilbrun Guillaume Sam, « les actuels gangs viennent eux-mêmes rappeler les Cacos d’autrefois. Sauf que contrairement à aujourd’hui, l’État haïtien d’avant 1915 ne pouvait ni se reproduire, ni protéger la société contre certaines dérives ».

De mémoire d’historien, Pierre Buteau tente de soulever quelques éléments actuels qui pourraient rappeler l’épisode de l’occupation américaine. Laquelle occupation ne nous a rien laissé de positif, selon Jean Ledan Fils également historien. « En dehors de deux trois faibles infrastructures, les Américains ne nous ont laissé que des zizanies et des mésententes sociales », dit-il.

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Et pourtant, trois jours après l’assassinat du président, les autorités haïtiennes ont demandé l’aide militaire de ces Américains. Un fait qui ne devrait surprendre en rien puisque « le gouvernement PHTK est totalement soumis aux Américains, avance Buteau. Tellement que ceux-ci se sont convaincus à nouveau qu’ils occupent Haïti ».

S’il est vrai que l’on peut cesser avec cette pratique de dépendance, il est aussi vrai que nous devons être prêts à poser les bonnes actions pour y parvenir. Et cela, pour l’auteur de « À propos de l’histoire, saviez-vous que… », doit nécessairement passer par le chambardement pur et simple du système en place.

Les accusations d’occupation et d’ingérence ont repris du poids depuis la note du Core Group sortie le 17 juillet, désignant Ariel Henry comme le Premier ministre désigné qui doit « poursuivre la mission qui lui a été confiée » par Jovenel Moïse de former un gouvernement. Cette note du groupe fortement influencé par les Etats-Unis survient dans un contexte où la société civile travaille à la construction d’un consensus avec les différents acteurs. Deux jours après, Claude Joseph qui parlait d’un accord pour la construction d’un gouvernement a remis sa démission, pour laisser le champ libre à Ariel Henry.

Questionné sur d’éventuelles pressions exercées sur Claude Joseph pour obtenir sa démission, un officiel de l’Ambassade américaine en Haïti a répondu : « Nous avons toujours dit et nous continuons de croire que la décision de diriger Haïti appartient au peuple haïtien. L’impasse politique fait des ravages dans le pays, et il est vital que les dirigeants haïtiens se réunissent enfin pour tracer une voie unie. »

Sur les accusations d’une nouvelle occupation d’Haïti par les États-Unis, l’officiel rajoute que son pays s’entretient avec « toutes les parties prenantes haïtiennes concernées pour encourager un dialogue inclusif et un gouvernement fondé sur le consensus. »

Des Cacos aux gangs armés

Un peu comme c’est le cas avec les gangs aujourd’hui, Pierre Buteau raconte que les Cacos ont rendu le pays ingouvernable. « Après la mort de Tancrède Auguste en 1913, il sera question d’une très forte présence des Cacos jusqu’à Davilmar Théodore. Les Cacos vont alors s’établir dans la capitale de Port-au-Prince et nuire au bon fonctionnement des citoyens ».

Il existait une sorte de liaison entre le Pouvoir et les Cacos que, souligne Buteau, l’on retrouvera un peu plus tard sous la présidence de Jean-Bertrand Aristide avec les mouvances populaires proliférées entre autres à Cité soleil. « Il s’agissait d’une forme d’adhésion naturelle au Pouvoir Lavalas. Et jusqu’à notamment la deuxième version du PHTK avec Jovenel Moise, des gangs vont avoir de plus en plus de visibilité. Laquelle visibilité traduit une accointance entre le pouvoir central et ces bandits ».

Entre différents massacres perpétrés, cas de kidnappings, et leur implication jusque dans les institutions publiques, le pouvoir de ces gangs n’est plus à démontrer. Parallèlement, l’historien veut rappeler que le véritable poids des mouvances populaires n’aura été reconnu qu’en 2004 lorsqu’à « la chute d’Aristide, Port-au-Prince a été livré à elles pendant deux jours ».

1915, l’origine de la crise

À croire Jean Ledan Fils, chaque fois que le peuple donne son adhésion à un leader désireux de faire le bien et qui commence à en faire, les Américains s’en débarrassent. Après Estimé, c’est Jean Bertrand Aristide qui en est l’exemple pour lui. « Aristide élu avec 86% des voies, les Américains ont programmé son coup d’état. Ils ont imposé leur président comme ils le feront plus tard avec Michel Martelly et Jovenel Moise ».

S’agissant de Jovenel Moise, « la neutralisation des institutions empêchait toute forme de coup d’état, informe Pierre Buteau. Ni les mouvements populaires, ni une chute à la manière d’Aristide n’était possible ». Par contre, le numéro un de la Société haïtienne d’histoire souligne le fait que le régime PHTK soutenu par les Américains se soit retrouvé profondément fissuré. « Je ne peux dire si c’est cette fissure qui a occasionné l’assassinat du président de facto. Il est cependant clair que son mode de pratique a été pour quelque chose. Jovenel Moise fonctionnait de manière incompréhensible ».

Le modèle de gouvernance du président ainsi que les institutions qu’il dirigeait n’allaient pas. Sauf que, loin de lui être propre, ce dysfonctionnement remonte à l’occupation américaine.

Là-dessus, les historiens s’entendent tous deux. « 1915 est de plus en plus à l’origine de la crise dont nous vivons », affirme Buteau appuyé par Jean Ledan Fils. « En Haïti on fait une moquerie de tout parce qu’on n’a pas de structures. Et si on n’en a pas, c’est à cause de notre instabilité entretenue par un système instauré par les Américains depuis 1915. Nous descendons de plus en plus bas depuis cette année. Et les Américains continuent de tout faire pour nous supprimer ».

Un processus de désinstitutionnalisation

La conception des deux hommes ne s’accorde toutefois pas au sujet de l’armée. Il y avait certes crimes et banditisme sous l’armée, mais le fait de recruter ces hommes dans la couche populaire désœuvrée comblait un vide social et apportait une certaine stabilité », défend Pierre Buteau.

Par contre, selon Jean Ledan Fils, « l’armée d’Haïti a été conçue et faite pour protéger les intérêts américains et de la bourgeoisie traditionnelle et commerciale ».

Identifiée comme une force du statut quo, cette armée est celle d’après l’occupation. D’abord en 1915, les Américains ont dissous l’armée. Ils l’ont refaite sous forme de gendarmerie qui deviendra par la suite l’armée d’Haïti démantelée en 1994 au nom de la démocratie. Toujours en 1994, se déclenchera ce que Pierre Buteau identifie comme le processus de désinstitutionnalisation. Une autre façon pour lui de dire que le pays a rompu avec sa tradition institutionnelle.

« Ce renvoi de l’armée provoquera un creux dans les structures profondes du pays que l’on paie jusqu’à aujourd’hui. Et avec la formation de l’institution policière, le processus de désinstitutionnalisation n’aura fait que s’aggraver. Puisqu’en plus de coûter en terme salarial, la police rend le pays bien plus faible. »

Aussi, dans les années 1990, suite au retour de Jean Bertrand Aristide en Haïti, escorté par des soldats des USA, le président d’alors, Bill Clinton avait exigé et obtenu d’Aristide la baisse des tarifs sur le riz américain alors importé et subventionné. Bill Clinton s’est excusé publiquement pour cette politique qui a anéanti la riziculture haïtienne et gravement endommagé la capacité d’Haïti à être autosuffisant.

On ne peut pas dire qu’Haïti se trouve sous une occupation classique avec une occupation du territoire comme cela s’est fait en Irak, analyse le sociologue James Beltis, membre de Nou P ap Dòmi. « il y a cependant, dit-il, une forme de domination de l’impérialisme américain en Haïti. »

Un prétexte pour l’occupation

Un jour avant le débarquement des Américains en Haïti, un réel chaos régnait dans le pays. « Le peuple souverain a pris Vilbrun Guillaume Sam à la légation française et l’a déchiqueté, raconte Jean Ledan Fils. Il est aussi monté à la légation dominicaine, a pris Charles Oscar accusé du massacre au pénitencier, et l’a déchiqueté ».

Mais rien à voir avec tout ceci, l’historien atteste que l’intervention du 28 juillet 1915 témoigne d’une mission géostratégique et économique des Américains. « Pour les États-Unis, Haïti est une ligne directe qui, si un jour ils voudraient ouvrir un canal qui déboucherait sur le pacifique, le leur permettrait ».

Alors que les Allemands investissaient énormément dans tous les types de commerces, toutes les structures du pays, Jean Ledan Fils note que dès leur arrivée, les Américains ont contrôlé douane, ports et aéroport. « Parce que dans tous les pays, les entrées et sorties sont de gros générateurs non seulement d’argent mais de devises. Et que contrôler la douane c’est contrôler l’argent du pays ».

Outre cela, « les Américains se sont arrangés pour maintenir divisés Noirs et Mulâtres. Ils ont ainsi refait le conflit de classe et créé une perturbation sociale. Ils traitaient mal les Mulâtres, mais ils les traitaient avec faveur pour les remonter contre les Nègres. Mais qu’il s’agisse de la couche favorisée ou de la masse populaire, il faut arrêter d’élire des individus dont on ignore tout de leur parcours et qui eux-mêmes ignorent tout de la gestion de crise. Diriger l’État est une affaire sérieuse, une affaire grave avec laquelle on ne saurait jouer ».

Un avenir sans PHTK

Parce qu’on n’a pas tenu compte de ceux auxquels on confiait les rênes du pouvoir, on se retrouve dans une situation extrêmement complexe. « Des forces sociales au niveau de la société civile et des forces politiques au niveau du secteur démocratique aspirent à contrôler l’appareil de l’État », constate Buteau . Mais le danger selon lui est que ces différents acteurs sont prêts à s’orienter vers un socle de consensus avec le PHTK.

Or, « le PHTK a déjà prouvé qu’il n’a pas ses intérêts dans le pays. Et ses hommes, qu’ils ne sont pas à la hauteur ».

Telle qu’elle se présente, la situation est simple selon Jean Ledan Fils. « On peut soit laisser le système comme il est. Soit essayer de faire des réformes sociales, comme on essaie vainement d’en faire depuis 1986. Soit on le chambarde et on change de régime drastiquement. Ce qui vaudra d’énormes sacrifices. D’autant plus que le changement de régime revient à mettre en jeu le système oligarque ».

Le choix revenant au peuple, Pierre Buteau met en garde sur le fait que si l’histoire existe, c’est pour nous aider à ne pas reproduire le passé dans le présent.

Widlore Mérancourt a participé à ce reportage 

Cet article a été mis à jour avec la réaction de l’ambassade des Etats-Unis et des citations de James Beltis. 16.56 19.08.2021

Rebecca Bruny est journaliste à AyiboPost. Passionnée d’écriture, elle a été première lauréate du concours littéraire national organisé par la Société Haïtienne d’Aide aux Aveugles (SHAA) en 2017. Diplômée en journalisme en 2020, Bruny a été première lauréate de sa promotion. Elle est étudiante en philosophie à l'Ecole normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti

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