Depuis des décennies, la nappe phréatique du Cul-de-sac est exploitée à outrance, dans un contexte où les bassins versants déboisés sont fortement dégradés
À cause des constructions anarchiques dans les hauteurs de Pétion-ville, le déboisement au niveau des bassins versants environnants, la construction de fosse septique dans les terres fertiles de la plaine et le pompage à outrance de l’eau, notamment par les grosses compagnies, l’avenir de la nappe phréatique de la plaine du Cul-de-sac est en danger.
Cette immense réserve d’eau souterraine, un des plus grands réservoirs d’eau du pays, alimente en eau potable les populations de la zone métropolitaine de Port-au-Prince. Elle est supportée dans ce travail par les dix-huit sources du pied de Morne l’hôpital.
« La quantité d’eau de la nappe phréatique, au niveau de la plaine du Cul-de-sac, prend une pente descendante, avec l’agressivité des activités de pompages d’eau dans la plaine », soutient Emmanuel Molière, ingénieur hydrogéologue.
L’expert qui a passé une dizaine d’années à la Direction nationale de l’Eau de l’Assainissement (DINEPA) en veut pour preuve, la « dénoyade » de plusieurs pompes de forages de la DINEPA à Tabarre, non loin de l’ambassade des États-Unis d’Amérique et l’augmentation du niveau de salinité, enregistrée dans certains puits de cette plaine.
Ce problème est dû au fait que les arbres qui alimentaient les nappes phréatiques en filtrant l’eau à travers leurs racines sont abattus sans aucun contrôle dans les bassins versants, explique le directeur général du Ministère de l’Environnement, Astrel Joseph. Celui qui joue également le rôle de responsable de la Direction des Ressources en Eau rapporte que ce phénomène diminue la quantité d’eau que reçoit la nappe qui, à l’opposé, est beaucoup plus sollicitée.
Astrel Joseph fait référence au bilan d’une étude menée depuis 1988 et qui prévoyait déjà « un amincissement de la nappe à cause des pressions qu’elle subit ». En 2020, ni la quantité d’eau pompée quotidiennement ni la quantité disponible dans la nappe ni la qualité de cette eau n’est connue puisque l’État « n’a pas de capteurs », révèle l’ingénieur Emmanuel Molière.
Une absence de données
La nouvelle administration du Ministère de l’Environnement veut prendre ce problème au sérieux. Elle compte réunir tous les acteurs concernés comme : le ministère de l’Agriculture, la DINEPA et le Ministère du Commerce pour « réfléchir sur de nouvelles stratégies de gestion de l’aquifère afin de réguler tous les forages dans la plaine du Cul-de-sac ».
Sinon, un éventuel rabattement de cette nappe pourrait provoquer une intrusion de l’eau de mer dans le sous-sol de la plaine du Cul-de-sac. L’État serait alors dans l’obligation de dessaliniser cette eau pour pouvoir répondre aux besoins de la population de Port-au-Prince ou pomper l’eau directement dans la nappe de la plaine de Léogane. Ces deux scénarios nécessiteraient de grands investissements selon le coordonnateur de l’Unité Hydro métrologique d’Haïti (UHM), Marcelin Esterlin.
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Plusieurs études confirment la dégradation de la nappe phréatique du Cul-de-sac, continue Esterlin. Ce réservoir s’étend sur une superficie de 376 km2 et avait une capacité estimée à 8 milliards de m3 d’eau, d’après un travail scientifique réalisée il y a vingt ans. Cette étude révélait aussi que la nappe se rechargeait à 99 millions de m3 d’eau annuellement. 71 millions de m3 provenaient de la rivière grise et de la rivière blanche qui arrosent la plaine du Cul-de-sac. Les autres 28 millions venaient des bassins versants.
Cependant, ces données ne sont pas à jour « puisque l’UHM souffre d’un manque de moyens la permettant de dresser annuellement le bilan hydrique de la nappe ».
Une catastrophe annoncée
Les anciens puits agricoles de la HASCO, les 18 et bientôt les 26 forages de la DINEPA, les industries qui utilisent l’eau pour la production des boissons, les puits commerciaux qui remplissent des camions-citernes à longueur de journée, les puits domestiques… les exploitants de l’eau de la nappe phréatique se multiplient entre-temps.
Pourtant, le chargé de l’aménagement des bassins versants du Ministère de l’Agriculture, Dominique Francisque, dit constater une détérioration des principaux bassins versants qui alimentent la nappe phréatique du Cul-de-sac à cause des constructions qui colonisent les montagnes de Pétion-ville et la chaîne des Matheux.
« La quantité d’eau qui ruisselle dans nos rues après chaque pluie prouvent le degré de dégradation des bassins versants qui, envahis par les maisons, ne trouvent pas assez d’espace pour absorber l’eau. Malgré son importance pour la nappe phréatique, l’eau se dirige directement vers la mer emportant avec elle, une autre ressource essentielle, le sol, qui prendra environ 500 ans pour renaître des roches », regrette l’agronome.
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Pour Dominique Francisque, une bonne gestion d’une nappe phréatique, nécessite des interventions au niveau des bassins versants qui l’alimentent, un contrôle sur l’activité de pompage de cette eau qui doit être plus ou moins proportionnelle avec l’alimentation de la nappe et des mesures strictes sur la construction des fosses septiques par la population environnante.
Rien de tout cela ne semble préoccuper les autorités haïtiennes. Raison pour laquelle Emmanuel Molière, sous son chapeau d’ingénieur hydrogéologue, dit craindre que la nappe ne soit pas beaucoup plus sollicitée qu’elle n’est alimentée. Par ailleurs, Emmanuel Molière confirme que la plaine du Cul-de-sac, par son statut de nappe côtière, risque de connaître « l’intrusion de l’eau de mer » à grande échelle. Il rappelle que ce processus a déjà commencé il y a une dizaine d’années.
Une agressivité sans pareille
Malgré l’urgence d’une meilleure gestion, la demande en eau s’en va grandissante. À côté de ses dix-huit forages, la DINEPA travaille à installer huit nouvelles structures dans la plaine du Cul-de-sac afin de répondre à la soif toujours plus intense de la région métropolitaine de Port-au-Prince.
Diverses entreprises comme la Brasserie Nationale d’Haïti (BRANA), la brasserie La couronne, Caraibean Bottling Company, Séjourné et Tropic S.A, entre autres, continuent d’exploiter elles aussi, à grande échelle, l’eau de la nappe phréatique.
Contactées, toutes ces entreprises ont fourni des excuses pour ne pas divulguer de chiffres sur la quantité d’eau qu’elles pompent quotidiennement dans cette nappe considérée comme un support nécessaire aux 18 sources du pied de Morne l’hôpital qui alimentent la capitale en eau, selon les informations communiquées par Astrel Joseph.
Une kyrielle d’autorités
Selon le décret de janvier 2010 sur la gestion de l’environnement, le Ministère de l’Environnement est le responsable des ressources en eau existant sur le territoire, indique Astrel Joseph, le directeur général de ce Ministère.
Selon les dires du responsable, le ministère doit composer avec les autres entités qui exploitent cette ressource pour parvenir à une meilleure utilisation. Ces entités sont : la Direction nationale de l’Eau potable et de l’Assainissement, le ministère de l’Agriculture, à travers sa direction de ressources en eau, qui utilise cette ressource pour l’irrigation des terres, le Ministère des Travaux publics qui, à travers l’Ed’H intervient dans l’exploitation de l’eau pour l’hydroélectricité.
Toutes ces entités sont des utilisateurs de l’eau. De ce fait, aucune d’entre elles n’est légalement habilitée à gérer les ressources en eau du pays « afin d’éviter qu’elles ne soient juges et partis à la fois », souligne l’ingénieur hydrogéologue, Emmanuel Moliere.
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Malgré cela, une entreprise souhaitant exploiter l’eau dans le pays doit avoir une autorisation du Ministère de l’Agriculture puis une autre autorisation du Ministère de l’Environnement, après une « non-objection environnementale » émise par le Ministère de l’Environnement, rappelle Astrel Joseph.
Joseph soutient que l’autorisation du Ministère de l’Agriculture est basée sur une logique d’ancienneté de ce ministère par rapport au Ministère de l’Environnement et non sur la légalité.
Selon le coordinateur de l’UHM, Marcelin Esterlin, l’instance qu’il dirige est placée à la fois sous la tutelle du Ministère de l’Agriculture et du Ministère des Travaux publics à travers l’Office National de l’Aviation civile (OFNAC). Elle intervient aussi « dans la gestion des eaux de surface et souterraines sur tout le territoire national ».
Ce micmac est le résultat d’un « flou juridique » dans le domaine, dénonce Emmanuel Molière. L’ancien cadre de la DINEPA, plaide pour l’établissement d’un cadre juridique et la création d’une agence nationale capable de réguler et de gérer les ressources hydrauliques du pays.
La conséquence de cette confusion entre autorités de l’Etat est palpable dans la plaine du Cul-de-sac où certains entrepreneurs réalisent des forages, sans autorisation et dans le « désordre », regrette le directeur général du MDE, Astrel Joseph.
Samuel Celiné
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