En Haïti, beaucoup de journalistes travaillent pour un revenu inférieur au seuil minimum fixé par l’Etat. Une situation qui fragilise leur métier. Enquête
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Comment contrôler efficacement le revenu mensuel d’un journaliste haïtien qui, selon le dernier ajustement du salaire minimum, a droit à 550 gourdes par jour ? Faut-il exclure les fins de semaine (huit samedis et dimanches par mois) pour ne payer que les jours ouvrables ? Doit-on simplement multiplier le salaire journalier par le nombre de jours d’un mois ?
L’éclaircissement à ces questions est apporté par l’avocat Jacquenet Occilus. Selon lui, les mois comptent 30 jours dans ce contexte, car, quand on part sur une base mensuelle, on inclut les jours fériés, les samedis et les dimanches. Il soutient que l’employé qui se repose pendant les fins de semaine le fait aussi pour pouvoir donner un meilleur rendement, la semaine suivante.
Le salaire minimum mensuel d’un journaliste est de 16 500 gourdes
De ce fait, on admet qu’à la base, le salaire minimum mensuel d’un journaliste est de 16 500 gourdes. Selon le Conseil Supérieur des Salaires, cette somme doit constituer le salaire plancher de tout emploi se trouvant dans le « secteur A », dont font partie les médias.
Des montants en-deçà du salaire minimum
Bon nombre de journalistes perçoivent des salaires de misère n’atteignant, pour certains, même pas la moitié du salaire minimum de 16 500 gourdes. Pour vérifier, nous établissons une liste d’une trentaine de médias (radios, télévisions et journaux) opérant à Port-au-Prince avec une salle de nouvelles ou une rédaction a été montée. Pour ne pas fausser les données, les journalistes effectuant plusieurs tâches au sein du média ont été exclus de l’enquête.
Sur trente (30) entreprises de presse analysées, seulement huit offrent des salaires respectant le dernier ajustement du salaire minimum qui remonte au mois de novembre 2018. Pour les huit entreprises respectant le salaire minimum, les salaires les plus bas varient entre 18 000 et 25 000 gourdes pour des professionnels ne réalisant qu’une seule tâche au sein du média.
21 des 30 médias répertoriés offrent des salaires en deçà de celui fixé par la loi aux journalistes. Deux de ces médias ne payent pas leurs journalistes. Selon ces derniers, les propriétaires de ces institutions distribuent de manière irrégulière un montant insignifiant et aléatoire aux employés.
Des linges sales lavés en famille
Dans une radio de la capitale, un journaliste qui a sollicité une mise en disponibilité a été surpris d’apprendre à son retour que son salaire a été revu à la baisse sans son consentement. Selon lui, le patron lui a proposé 10 000 gourdes pour travailler à la fois, comme reporteur et présentateur d’un journal qu’il doit préparer lui-même.
Fort souvent, le paiement, quoique misérable, se fait avec beaucoup d’irrégularités. Un journaliste qui a récemment tourné le dos à une station de radio relate l’histoire de l’un de ses anciens collaborateurs : « Il est tellement difficile de percevoir son salaire que l’année dernière, un collègue est décédé des suites d’une opération alors que la radio lui devait huit mois de travail. »
Si les journalistes travaillant au sein des médias à Port-au-Prince sont aussi maltraités, que dire alors des correspondants ? Selon les données recueillies, le salaire des correspondants des médias de Port-au-Prince frôle rarement les 5 000 gourdes. Au Cap-Haïtien, par exemple, certains correspondants de presse ne gagnent que 2 000 gourdes mensuellement alors qu’ils sont appelés à couvrir des activités sur tout un département.
Une menace pour l’information libre
Avec onze ans de carrière dans la presse en Haïti, le journaliste Luckson Saint-Vil, lauréat du prix Philippe Chaffanjon 2019, connait bien le milieu. Dans de telles conditions de travail, il soutient que les journalistes se trouvent exposés à la corruption de la part des membres du secteur privé et du secteur public.
L’ancien journaliste de MINUSTAH FM et de Radio Métropole, qui aujourd’hui prête ses services à LoopHaiti, révèle que les professionnels de la presse deviennent de plus en plus vulnérables. « Dans son travail, le journaliste ne peut pas critiquer un acteur qui s’est déjà montré généreux envers lui », souligne t-il.
Luckson Saint-Vil se souvient encore de ce qui s’était passé au palais national sous la présidence de Joseph Michel Martelly, à la fin de l’année 2014. « Un groupe de journalistes accrédités au Palais national a été invité à une fête au palais et les responsables en avaient profité pour distribuer des enveloppes de 40 000 gourdes aux travailleurs de la presse présents. » Il affirme avoir retourné l’enveloppe pour pouvoir « rester maître de sa plume et de son micro. »
La qualité du travail journalistique en pâtit
Outre la vulnérabilité par rapport à la corruption, Yvens Rumbold qui a travaillé dans la presse décèle trois autres handicaps occasionnés par les maigres salaires que reçoivent la majorité des journalistes haïtiens. « Lorsque le journaliste ne perçoit pas un salaire raisonnable, cela l’empêche de se consacrer à son travail puisqu’il n’a aucune garantie d’y pouvoir gagner sa vie. Il ne trouve pas d’incitatif pouvant le porter à perfectionner la qualité de son travail. Il n’a pas le souci d’éclairer réellement la société et se limite aux tâches les plus faciles. »
Donc, avec un salaire qui le contraint constamment à avoir la tête ailleurs, le journaliste ne peut s’adonner qu’à réaliser des bouche-trous, comme pour faire un acte de présence sans vraiment avoir le souci d’approfondir les sujets traités.
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Yvens Rumbold rapporte que « bon nombre de médias en Haïti préfèrent engager des professionnels qui n’ont pas suivi un bon cursus afin de pouvoir les donner le salaire le plus faible possible ». Résultat, selon Yvens Rumbold, « on a des journalistes les plus piètres possible malgré le fait qu’au sein de ces mêmes médias, il y ait de très bons [éléments] ».
L’ancien responsable de « Enfòmasyon Nou Dwe Konnen » estime que de pareilles pratiques, ont de graves conséquences sur la qualité de l’information fournie par les médias qui ne vont souvent pas plus loin que ce que disent ou ce que veulent montrer les acteurs notamment dans les conférences de presse.
AJH, « un général sans soldat »
Interrogé sur le sujet, le secrétaire général de l’Association des Journalistes haïtiens (AJH), Jacques Desrosiers confie « que le salaire minimum fixé à 16 500 gourdes pour le segment A, concerne les techniciens et le petit personnel des entreprises de presse et non pas les journalistes occupant un plus haut rang ».
Jacques Desrosiers révèle aussi l’existence de disparités flagrantes entre le salaire de certains journalistes faisant le même travail, au sein du même média. « Personne ne sait sur quelle base les patrons octroient les salaires, car aucun critère n’est défini », regrette le responsable de l’association qui est censée défendre l’intérêt des journalistes.
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Que fait l’AJH en ce sens ? Jacques Desrosiers confie que « l’AJH est un général sans soldats », puisque « les journalistes ne sont pas intéressées à ce qui devrait les intéresser ». Selon lui, ces professionnels ne sont pas prêts à lutter pour changer leurs conditions de travail et préfèrent souvent « s’attacher à un patron de média plutôt que de s’attacher à leur propre personne ».
Un cercle vicieux
Pour mener à bien sa mission d’informer et de former les citoyens, les médias ont besoin des journalistes bien formés, capables de se spécialiser dans des secteurs comme l’économie, le droit, la diplomatie, la politique, l’environnement, etc. en vue de mieux présenter et analyser les faits ayant rapport à ces sciences. Mais avec de tels salaires, comment la presse haïtienne peut-elle attirer ce genre de professionnels ?
En réalité, la plupart des universitaires fuient les médias à la faveur de certaines ONG et d’organismes internationaux capables de les rémunérer décemment.
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