SOCIÉTÉ

La dépendance à la publicité tue les médias haïtiens

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Acculées par la crise sociopolitique actuelle, de nombreuses entreprises ont arrêté les publicités. Les médias haïtiens d’une manière générale en souffrent sévèrement.

Les faiblesses du modèle économique de la presse haïtienne sont mises à nu depuis les protestations de juillet 2018. En effet, la crise sociopolitique qui poursuit son cours pèse tant sur les entreprises que certaines n’ont pas eu d’autres choix que de suspendre les contrats de publicité.

Le responsable de la radio IBO, Hérold Jean François, est clair : « Lorsque les entreprises sont affectées par une crise, elles se tournent automatiquement vers les contrats publicitaires qu’elles résilient ». Voici son raisonnement : « En temps de crise, les gens, ne pensant qu’à leur survie, achètent moins et les entreprises sont bien obligées de s’en accommoder ».

Dans la foulée des turbulences sociopolitiques, la presse haïtienne fut l’un des premiers secteurs à craquer. Pour survivre, radios et télés multiplient les mesures qui sacrifient leur personnel essentiel, les journalistes : mise en disponibilité, révocation, fermeture temporaire, fermeture définitive, réduction de salaire ou paiement en retard. Les médias essaient tout pour sauver leur peau.

Médias haïtiens : des géants aux pieds d’argile

Outre les quelques médias communautaires qui peuvent être financés par la communauté qu’ils desservent ou des réseaux internationaux, la majeure partie des médias en Haïti sont commerciaux, donc ils vivent exclusivement de la publicité qui devient ces temps-ci, une denrée rare. Pis encore, l’augmentation du nombre de médias vient agrandir le fossé entre l’offre et la demande en matière de publicité, constate Hérold Jean François. C’est pourquoi aujourd’hui, couper des contrats de publicité conduit automatiquement à mettre les médias haïtiens à genoux.

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Aujourd’hui, couper des contrats de publicité conduit automatiquement à mettre les médias haïtiens à genoux.

Le directeur de la radio Ibo est bien placé pour le confirmer : « les médias haïtiens ne vivent que de la publicité ». Il précise que ce mode de financement, à côté de certaines heures d’antenne vendues à des particuliers ou des institutions souhaitant réaliser des émissions, est vital pour les médias qui vivent « normalement ».

Selon Hérold Jean François, la seule fois que les médias haïtiens ont reçu une subvention de l’État haïtien remonte à la présidence de René Garcia Preval, après le tremblement de terre du 12 janvier 2010. À cette époque, le gouvernement avait décidé d’octroyer une subvention mensuelle de 500 000 gourdes aux radios et 750 000 gourdes aux radios/télés de la région métropolitaine de Port-au-Prince pendant une période de neuf mois, confie-t-il.

Quelle issue ?

Journaliste de carrière et coordonnateur de l’Association des Journalistes haïtiens (AJH), Jacques Desrosiers est persuadé que les médias ne peuvent pas continuer à vivre au gré des caprices des entreprises avec leurs vacillants contrats de publicité. « Il n’y a pas assez d’activités publicitaires, certaines stations de radio vivent d’activités politiques » révèle-t-il. De la pure corruption, mais certains médias le font pour combler le vide publicitaire.

Pour en sortir, Jacques Desrosiers croit qu’il faut « une vraie politique de communication » de la part de l’État haïtien. « Loin de la stratégie de propagande de la Secrétairerie d’État à la communication », l’État se chargerait, à travers une loi, d’accorder un financement aux médias, moyennant une programmation accordant plus d’espaces aux sujets d’intérêt national et l’emploi de vrais professionnels.

Lire aussi: Voilà comment les médias haïtiens peuvent contribuer dans la lutte contre la corruption

Loin de Jacques Desrosiers l’idée de prôner une nouvelle forme de corruption au sein des médias. Il se justifie : « Peut-on dire que l’État achète les médias en période électorale parce qu’en pareille période, il y a des financements de l’État pour des couvertures électorales ? Non, dans la mesure où ce financement fait partie d’une politique de communication bien définie par l’État ».

Pour Desrosiers, les médias qui, dans le cadre de la loi, auraient reçu ce financement se verront, en toute transparence, dans l’obligation de soumettre, annuellement, un rapport de leurs dépenses à la Cour supérieure des Comptes et du Contentieux administratif (CSC/CA).

Alors qu’il était chef de gouvernement en 2015, l’ancien Premier ministre Evans Paul a partagé avec des journalistes accrédités à la Primature, son souhait de voir la presse haïtienne, bénéficier un jour du financement de l’État haïtien comme c’est le cas en France et dans bien d’autres pays. Contacté récemment à ce sujet, Evans Paul confesse n’avoir pas eu assez de temps pour travailler sur un tel projet puisque son mandat était astreint à la réalisation des élections.

Toutefois, il souligne que son idée visait un financement qui devrait avoir « un impact direct sur le salaire des journalistes » jugé bien trop précaire aujourd’hui, arguant que, une fois institutionnalisé, ce financement n’aurait aucune répercussion sur les lignes éditoriales des médias. Il plaide pour que cela soit fait dans le cadre d’un projet ou d’une proposition de loi afin d’éviter « tout marchandage ».

Evans Paul croit qu’une telle initiative, prise dans le cadre d’une loi, pourrait « aider à réduire la vulnérabilité des journalistes » en matière de corruption. Cette démarche inciterait aussi les médias à prioriser « le civisme » dans leurs programmations, telle l’obligation de participer à la montée du drapeau.

Qu’en pensent les patrons de médias ?

Hérold Jean François indique que les méfaits de la volatilité des contrats publicitaires sont souvent abordés lors des réunions des patrons de médias regroupés au sein de l’Association nationale des Médias haïtiens (ANMH). Cependant, l’intervention de l’État n’est pas sur la table des discussions. Selon lui, une telle initiative, même prise dans le cadre d’un texte de loi, pourrait servir d’outil de chantage entre les mains des pouvoirs trop souvent tentés de contrôler la liberté d’expression des médias.

Haïti n’est pas le seul pays aux prises avec la question fondamentale du financement des médias et de l’information de qualité.

Devant l’annulation des contrats publicitaires, l’ancien président de l’ANMH, aujourd’hui membre de cette structure, opte pour l’organisation de levée de fonds, d’activités culturelles et de contributions des lecteurs de la presse écrite en lieu et place d’un financement de l’État.

Un problème mondial

Il convient de noter qu’Haïti n’est pas le seul pays aux prises avec la question fondamentale du financement des médias et de l’information de qualité. Un peu partout dans le monde, internet et les réseaux sociaux bouleversent le domaine et des entreprises comme Google ou Facebook captent la majeure partie des revenus publicitaires, au détriment des médias traditionnels.

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Dans un pays comme les États-Unis, tous les indicateurs sont au rouge pour la presse traditionnelle alors que la plupart des nouveaux médias et des institutions établies ayant fait leur transition sur internet ont du mal à survivre. En 2019, la circulation des journaux papier a atteint son plus bas niveau depuis 1940 selon Pew Research. Simultanément, l’audience des chaines locales a continué son inexorable déclin.

Le modèle qui jusqu’ici a fait succès consiste à demander aux consommateurs de payer directement pour la production de l’information et leurs programmes préférés. Cependant, cette orientation demeure difficilement enviable dans un pays comme Haïti ou la majeure partie de la population manque de l’essentiel.

Poète dans l'âme, journaliste par amour et travailleur social par besoin, Samuel Celiné s'intéresse aux enquêtes journalistiques.

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