Des dossiers s’entassent pêle-mêle dans les tribunaux sans avoir été touchés depuis l’ouverture de l’année judiciaire le 7 octobre dernier. Pour une fois, ce ne sont pas les grèves répétées au sein du système judiciaire et la bonne volonté des juges qui sont en cause. La crise actuelle y est pour beaucoup
La Cour de cassation, les cinq cours d’appel, les 18 tribunaux de première instance, les 183 tribunaux de paix et des tribunaux spéciaux du pays sont donc concernés par l’ouverture de l’année judiciaire.
En effet, un mémorandum portant la signature du président du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ), René Sylvestre, a annoncé la reprise des activités judiciaires le lundi 7 octobre selon le vœu de l’article 75 du décret du 22 août 1995 relatif à l’organisation judiciaire.
Lire aussi: L’État haïtien vous a fait du tort? Introduisez une action en justice !
Cette année, il n’y a pas eu de cérémonie ni de discours à la Cour de cassation pour marquer cette date. La cérémonie d’ouverture a été formellement annulée en raison d’une manifestation prévue durant cette journée devant les locaux de cette entité situés au Champ-de-Mars, en face du palais national.
Contraints par un éclatement social en Haïti depuis mi-septembre, les tribunaux avaient du mal à rouvrir leurs portes. Cela n’empêche pas au juge René Sylvestre d’instruire les présidents, doyens et titulaires des cours et tribunaux de prendre les dispositions nécessaires pour appliquer le mémorandum. Ce, afin d’assurer le fonctionnement harmonieux de l’appareil judiciaire.
La paralysie des activités
Au Bicentenaire, passants et véhicules se font rares. Des flaques d’eau boueuse sont remarquées un peu partout le long de cette route. Là-bas, l’on y retrouve le Palais de justice qui loge la Cour d’appel, le parquet ainsi que le tribunal de première instance. Cette juridiction traite environ 60 % des dossiers du système judiciaire en Haïti.
Depuis des jours, les activités sont anéanties au sein du pouvoir judiciaire. Selon le juge d’instruction Jean Wilner Morin, les juges siégeant au Palais de justice ne pourront pas accomplir leurs tâches à cause du climat d’insécurité qui sévit au Bicentenaire de Port-au-Prince.
« Le tribunal se situe dans une zone de non-droit. J’ai vainement adressé plusieurs requêtes au Conseil supérieur de la police judiciaire (CSPJ) pour la délocalisation du Palais de justice », confie maître Morin – également président de l’association nationale des magistrats haïtiens (ANAMAH). Il pense que la police ne peut pas garantir la sécurité des juges comme en témoignent les actes répétés d’insécurité qui se sont produits dans cette zone.
Delmas, Pétion-ville, Saint-Marc, Petit-Gôave et Léogâne sont entre autres, des villes où le président de l’ANAMAH dit constater le retrait des activités judiciaires au sein des tribunaux.
À la Cour de cassation, l’ambiance n’est pas si différente. Le gardien du bâtiment confie que depuis l’ouverture de l’année judiciaire aucun juge ne s’est présenté au bureau. Le personnel est absent. L’administration est vide. « Depuis les nouvelles vagues de protestations, la reprise des activités peine à se relancer au sein de la Cour de cassation », dit-il.
Les tribunaux de paix ne chôment pas
Selon le juge de paix, Ducas Jean Frantz, la décision de l’ouverture de l’année judiciaire ne concerne pas les tribunaux de paix. « Les juges de paix n’ont pas de jour férié », dit-il. Les mécontentements populaires semblent ne pas l’empêcher de s’installer à son bureau au tribunal de paix de la section Est.
Au regard du code de procédure civile d’Haïti, la demeure des juges de paix peut être transformée en tribunal. L’article 13 de ce document stipule : « les juges de paix jugeront tous les jours même les dimanches et fêtes. Ils pourront donner audience chez eux en tenant les portes ouvertes ».
Au regard du code de procédure civile d’Haïti, la demeure des juges de paix peut être transformée en tribunal.
Puisqu’ils siègent en permanence, poursuit Ducas Jean Frantz, les juges affectés dans les tribunaux de paix doivent avertir le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ) avant de prendre leurs congés. Ainsi, « Les juges de paix pourront obtenir des congés annuels, de maladie et pour des raisons d’études », prolonge-t-il.
Le greffier en chef au tribunal de paix de la section sud, Jean Smith Gellin, rapporte pratiquement les mêmes réalités.
Les deux tribunaux de paix de Port-au-Prince (Est, Sud) n’ont effectivement pas fermé leur porte malgré les profondes crises qui affectent la quasi-totalité des administrations publiques et privées. Par ailleurs, malgré l’ouverture du tribunal de paix de la section Est, Ducas Jean Frantz dit prendre les précautions nécessaires afin d’éviter d’être victime.
Des conséquences majeures
Maître Morin explique que l’absence des juges d’instruction dans les tribunaux a grandement affecté le traitement des dossiers de justice au sein du Parquet. « Qu’il soit pour le tribunal de la première instance, la Cour d’appel ou de cassation, la compétence des juges d’instruction se révèle prépondérant », dit-il attestant que le commissaire du gouvernement est donc lié par les actions posées par la juridiction d’instruction.
Plus loin, le président de l’ANAMAH estime que « la justice n’existe pas en Haïti ces jours-ci ». Néanmoins, les juges de paix sont les plus sollicités de la chaîne judiciaire durant la crise. Leurs constats sont incontournables, surtout pour les entreprises vandalisées ou pillées et dans les décès enregistrés lors des manifestations.
Lire aussi: Ki dwa yon moun lapolis mete an Gadavi ?
Jean Wilner Morin lance un cri d’alarme pour les personnes arrêtées durant les jours de protestations qui ont déjà passées des semaines en détention sans avoir accès à un juge. « Chaque personne arrêtée a droit à un procès équitable. Étant donné que les juges ne pourront pas siéger dans les tribunaux à cause de la conjoncture, les cas de détention préventive sont devenus incontrôlables », croit-il. Il ajoute que le droit de l’individu est en violation face à des arrestations illégales et des cas de détention arbitraire.
La constitution de la République, en son article 26, stipule que personne ne peut être retenu en détention qu’après 48 heures, s’il n’a pas comparu devant un juge appelé à statuer sur la légalité de l’arrestation et confirmé, du même coup, la détention par décision motivée.
En ce sens, Jean Wilner Morin estime que la Police a le plein droit durant cette période. « La Police devrait être auxiliaire de la Justice, mais il joue à la fois le rôle de la Justice et celui d’auxiliaire pendant le dysfonctionnement de l’appareil judiciaire », déduit-il.
« Le ralentissement du traitement de dossier des prisonniers en phase de libération durant cette fin d’année dérive aussi des conséquences du dysfonctionnement du système judiciaire », conclut-il.
Photo couverture: Georges H. Rouzier
Comments