Paru en 1919, « La vocation de l’élite » de l’historien Jean Price Mars rentre dans une perspective d’éclairage de la situation politique de son époque. Un siècle après, les considérations de ce livre sont d’une déroutante actualité.
Outre la préface, ce document rassemble sept conférences dont Les postulats d’une éducation sociale ; La domination économique et politique de l’élite ; La femme de demain. Les cinq premières conférences qui constituent l’intérêt général de l’ouvrage ont été prononcées en 1917. Les deux autres ont été prononcées respectivement en 1906 et 1907. Il s’agit de : Haïti et la question de race ; De l’esthétique des races.
Jean Price Mars a surtout esquissé l’échec de cette classe dominante et tenté, du coup, de faire des propositions pour sa reconstruction. Il a, par ailleurs, proposé l’éducation sociale comme réponse à l’échec criant de l’élite.
Cent ans après…
L’ouvrage est sorti en 1919, quatre ans après l’occupation américaine d’Haïti. Les mêmes problèmes que l’auteur a abordé, il y a cent ans demeurent. La masse populaire croupit dans la misère la plus abjecte. Et, la mission que l’auteur attribue à l’élite et aux forces sociales de la nation dans son ouvrage cent ans plus tôt reste inchangée : sauver le patrimoine moral du désastre qui a frappé le patrimoine politique.
La honte qu’a connue le pays durant l’occupation américaine a profondément touché Jean Price Mars. Aujourd’hui, il n’est plus question d’occupation américaine d’Haïti, mais de la gérance des Nations Unies dans les affaires administratives du pays. L’intervention des Nations-Unies en Haïti date de 1990 sous le gouvernement provisoire de Ertha Pascal-Trouillot. Dès lors, les Nations-Unies intervenaient à titre d’observateurs (ONUVEH) pour la vérification des élections du 16 octobre 1990.
De 1990 à nos jours, Haïti a connu plusieurs interventions, dont la Mission des Nations Unies en Haïti (MINUHA) ; la Mission d’Appui des Nations Unies en Haïti (MANUH). L’élite politique en Haïti se trouve toujours subordonnée sous la directive d’une quelconque Mission des Nations Unies. Les constats ont permis à Jean Price Mars, dès son époque, de rappeler à l’élite politique, économique et intellectuelle leur rôle dans le pays.
Que retenir de La vocation de l’élite
Le concept d’élite chez Jean Price Mars renvoie à la classe des dirigeants. Plus loin, l’auteur admet l’existence d’une pluralité d’élites au point où chaque branche d’activité a son élite. « La classe dirigeante se désintéresse du sort des masses, celles-ci ignorant même l’existence de la première parce qu’elle n’a avec elles que des rapports purement économiques (page 48, version pdf) », écrit le docteur Mars sur les rapports sociaux qui existent dans la société haïtienne.
Jean Price Mars mésestime l’effort de l’élite dans son rôle d’avant-garde de la nation. L’absence de volonté de cette classe d’éduquer ou de mener à bon port le peuple favorise le déchirement du tissu social haïtien. Cette situation de mésentente, voire de mésalliance, rend dysfonctionnel l’agrégat que représente tout corps social, « bloque tout élan vers le progrès auquel devraient aspirer les masses guidées par l’élite ». Il compare la société de son temps à celle de la période coloniale où il y a une forte prédominance économique et politique de l’élite favorisant l’appauvrissement de la masse populaire.
Dans l’ouvrage intitulé Le courage d’habiter Haïti au XXIe : La vocation de l’universitaire citoyen, Hérold Toussaint postule que le docteur Mars dénonce l’incapacité de cette élite à créer une pensée solide, cohérente et profonde. D’où le cri d’indignation de Jean Price Mars : « Honte ! honte ! Messieurs, à qui n’a point le courage de se dépenser en une saine activité et dans une cordiale coopération avec d’autres volontés agissantes pour le salut de notre peuple et de notre patrie » (cité par Hérold Toussaint). Dans cette optique, l’auteur de La vocation de l’élite trouve que la devise nationale est creuse. Ainsi, d’un ton ironique, nous dit Hérold Toussaint, il l’apostrophe : « Liberté ? Grimace ! Égalité ? Mensonge ! Fraternité ? Duperie ! » Sortir de cette crise qui menace le fondement de l’État-nation n’a qu’une seule issue selon Jean Price Mars : l’éducation sociale.
« J’entends par éducation sociale, la victoire que nous devons remporter sur notre répugnance à traiter avec justice et humanité ceux avec lesquels les relations de chaque jour nous mettent en contact : domestiques, ouvriers, paysans (page 49, version pdf) ». Par cette éducation, le docteur Mars entend que c’est une discipline que nous devons contracter envers nous-mêmes de participer soit directement, soit indirectement à la création et à l’entretien des œuvres qui ont nettement pour visée une atténuation de misère matérielle ou morale. L’auteur a, par ailleurs, introduit la femme dans sa réflexion sur l’élite. Il la présente comme l’« associée de l’homme » et non comme sa subordonnée.
Commémoration du centenaire de la publication
Pour la dixième édition de son marathon de lecture, le petit lectorat avait proposé La vocation de l’élite, comme ouvrage de réflexion. Des jeunes écoliers et universitaires se sont rassemblés autour du thème « La lecture doit mener quelque part ». Le philosophe Wilson Paulémont a entretenu le public à la fois sur l’importance de la lecture et le rôle de l’élite haïtienne pour reprendre Jean Price Mars qui avait proposé l’art de lire comme discipline d’éducation générale.
Né le 15 octobre 1876, Jean Price Mars est l’une des grandes figures de l’histoire contemporaine. Il a écrit plusieurs ouvrages dont La vocation de l’élite ; Ainsi parla l’oncle (1928) ; Une étape de l’évolution haïtienne (1929). Il a décroché son diplôme en médecine en 1901. En 1960, il a occupé le poste d’ambassadeur d’Haïti à Paris. Décédé en 1969, il est considéré comme le père de l’école ethnologique haïtienne.
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