Trop occupées à entériner leur potins quotidiens, à s’offrir leur propre défilé de mode et à feindre d’ignorer regards, sifflements et “ti cheri vini m’pale’w” des éternels chômeurs du trottoir, deux jeunes filles vagabondent dans les rues sans trop remarquer que les voitures passantes les esquivent à peine.
Le bruit d’un moteur les fait sursauter et elles se retirent de justesse alors que le chauffeur s’amenant à toute vitesse les rate d’un cheveu.
Ce dernier énervé klaxonne avec rage, baisse sa vite et lance une injure.
Les jeunes filles se mettent à rire et regagnent les mêmes places, par cette journée ordinaire de Port-au-Prince.
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De l’autre coté de la ville, le parfum des canaux congestionnés de pourriture, l’humidité insupportable, la boue saupoudrée de moisissure sont tous au rendez-vous et les mouches… Ah ! Qu’elles se donnent à cœur joie ! Les marchandes les chassent à peine des morceaux de gibier dont ils ont fait leur maison. La marchandise est étalée sur un bout de carton à même le sol des deux côtés de la rue où il n’y a déjà pas assez d’espace pour laisser passer deux voitures en sens inverse simultanément.
Il a plu et les fidèles ornières du chemin se sont remplies d’eau.
Une voiture y tombe malgré ses précautions et éclabousse marchandes et marchandises d’une eau sale.
Une pluie d’injures s’effondre sous les regards moqueurs des marchandes épargnées de l’autre côté de la rue, qui bien sûr, du malheur de leurs compagnes, elles se mettent à rire.
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Les messages arrivent par centaines ! Les politiciens ont encore frappé et le besoin de toujours avoir un objet de critique sur les réseaux sociaux est comblé. Une des têtes décisives du pays a fait son discours devant plus d’un et y a fait ressortir les failles de notre système éducatif. Les lapsus et fautes grammaticales de son discours ont été transformés en blagues, et la vidéo a été partagée un million de fois. Il est le sujet principal des discussions des rencontres entre arrivistes, pseudo intellectuels. Il fait l’objet de moqueries de ceux qui n’auraient pas fait mieux. Et comme toujours, le reste de la foule rit.
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Un camion a osé franchir le petite “wout anndan” et comble d’audace y a pris panne. Un embouteillage monstre ne tarde pas à se créer. Deux lignes de voitures s’efforcent de se faufiler l’une avant l’autre sous la symphonie des klaxons et des injures de tous. Un chauffeur plus agressif tentant de passer avant frappe une moto venue de nul part et projette le motocycliste au sol. Le choc n’est pas trop grave et le motard se relève poing serré pour se diriger vers son assaillant.
Ce dernier retire calmement son révolver et le dépose de manière bien visible sur son tableau de bord.
En s’en apercevant, le jeune motard retourne à sa moto et repart sans ambages, sans dire un mot. Une fois hors du danger et remarquant ce à quoi il vient d’échapper, il se met à rire.
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Bousculades et saccades, odeur d’urine nauséabonde mêlée à la friture déjà en pleine décomposition, « Azip-ti-pidip m’biw m’biw » ! On fume, on boit, on est carnaval!
Et voilà que s’amène M. Brave venu avec nulle autre intention que de basculer quelques faibles pour se sentir « plus homme ».
Il frappe et refrappe les carnavaliers qui s’aventurent près de lui et en rit à gorge déployée.
Un policier aussi frustré et assoiffé de séquestration l’aperçoit de loin. Il se faufile rapidement vers lui et par un coup de bâton lui déchire la tête en une blessure.
Des jeunes gens regardent la scène du confort de leur stand, bières à la main, les yeux brillants de plaisir qui laissent prédire qu’ils ne tarderont pas à se mettre à rire.
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La promesse d’augmenter le salaire des professeurs et de changer le matériel de l’établissement n’a pas été respectée.
Les professeurs ne viennent donc plus et les élèves prennent les rues seulement pour se retrouver face à face avec des policiers qui en ont marre de ces histoires.
Pek!
Une grenade de gaz lacrymogène est lancée et 2 cartouches sont tirées afin de disperser la foule qui s’était vite remplie de passants et de va-nu-pieds n’ayant rien de mieux à faire que de rejoindre un mouvement dont ils ne connaissent point la cause!
Avant que la fumée ne les engouffre, deux amis ont pris la fuite et ont trouvé refuge derrière un camion garé sur le trottoir depuis bientôt 2 ans, où est inscrit « parking interdit ».
Les copains essoufflés se regardent et inévitablement se mettent à rire…
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Ce sens de l’humour qui nous est propre et dont je suis d’ailleurs une victime nous a peut être épargné de graves dépressions après les catastrophes, les chocs quotidiens et tout ce poids de besoins insatisfaits que nous trainons.
Après tout, qui ne se rappelle des photos des sinistrés après le 12 janvier, assis à jouer aux cartes sous les tentes afin de retrouver cette sensation du normal ?
Qui ne se rappelle pas aussi des tentes devenues studio de beauté, « peristil » et tant d’autres ?
Cette capacité de trouver un moyen de vivre avec, de résister et de survivre contre vents et marées est peut être notre plus grosse bénédiction, mais elle doit être aussi notre plus grand malheur, car elle nous empêche d’avoir ras le bol et d’exiger plus!
Nathalie Darbouze
Image: Oligarts & Snoopy Tag
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