A propos d’ombres et d’utopies ! Avec son dernier livre, « Mes chères petites ombres », Jean-Euphèle Milcé confirme sa place particulière dans notre littérature. Un créneau qu’il a tout intérêt à creuser, à renforcer, puisqu’il est nimbé d’une élégance cousue de simplicité et d’un humour désarmant. Une arme fatale contre les dogmes et l’arrogance des pouvoirs.
Il y a aussi dans ce roman le fait qu’il s’en prend, non sans malice, au racisme et même comble de subversion, aux postures anti-racistes. Il y a cette dérision par rapport à l’humanitaire, cette évangile post-moderne qui se nourrit des archipels de la misère. Je reviens sur le mot subversion, Milcé fait flèche de tout bois et parvient à viser autant de cibles que lui permet une écriture ample et somptueuse, en dépit du pari gagné de la simplicité. En dépit des non-dits et de la fascination du vide, pas ce que l’autre a appelé, « l’esthétique du dénuement », mais le vide des angoisses non partagées.
La paternité, le mariage, la présidence bienveillante et ombreuse, les terres décrétées d’accueil, mais qui font tout pour faire de leurs invités des citoyens entièrement à part; tout y passe à travers une écriture intimiste, proche du murmure et presque féminine. Et pourtant, il n’y a pas de poncifs, de certitudes idéologiques, de phrases sentencieuses, de direction assistée du lecteur, qui peut suivre en toute liberté les sinuosités d’une écriture dissidente, rebelle, et somme toute belle.
La lecture n’est cependant pas aisée, ce n’est pas un roman de plage ou à suspens pour un vol sans histoire. Ce n’est même pas un roman qui captiverait un lecteur avisé et pressé et qui de la littérature a des schèmes bien ancrés. C’est un exercice sur les masques et visages de nos sociétés, de la plus sophistiquée où on « lave plus blanc », à la plus désorganisée où a dû naître la théorie du chaos. C’est une histoire où deux voix liées par la filiation se côtoient et parlent en off de leurs expériences, de leurs angoisses et de leurs chimères, de contrées lointaines et de pays rêvés.
Aussi, il faut sans cesse retrouver le fil d’Ariane que sont « les carnets du père » pour se mettre dans les pas du fils et circuler dans le rêve de deux imaginaires qui se désirent autant qu’ils s’éloignent dans l’impossibilité d’une île. Il y a aussi cette capacité de rendre coté cour, la politique des autres, le regard du monde développé sur l’autre dit sous-développé et les attitudes feintes qu’ils tentent de contenir dans le politiquement correct. Sans oublier dans une approche nullement manichéenne, les ruses de l’immigré pour durer le plus longtemps possible dans les paradis artificiels de l’Occident superbe et conquérant.
Foi et raison, croyance et désillusion, art et politique sont les couples qui évoluent avec aisance dans un ballet scriptural organisés autour de chapitres brefs et vifs qui laissent parfois le lecteur sur sa faim. Mais il s’agit surtout d’un texte amoral, sans aucune projection sur un quelconque projet, sans précipité idéologisant, il n’y a que des lambeaux d’humanité en souffrance ou en lutte, des échos creux de pouvoirs qui cherchent à tromper leur propre vide; que les sanglots éteints qui accompagnent les exils qu’on s’aménage pour survivre. Des personnages qui se cherchent dans la voilure des faux semblants et des prêts-à-porter sociétaux. Dans les dîners de conseils de ministres ou les fêtes de promotion.
Il y a surtout un écrivain qui écrit comme un dilettante, quand il a le temps, quand cela lui plait. Pour plaire à ses lecteurs ? Pour s’amuser surtout, et se faire plaisir, comme pour cuisiner un plat ou découvrir une nouvelle recette ! A bien y réfléchir, qu’est-ce qui fait écrire Euphèle ? Une manière différente de conter ? Une machine à fixer le temps entre quatre yeux ? Ou un peu comme dirait Pierre Vavasseur à propos de Modiano : « une façon immobile d’être dans le mouvement… pour chercher quelqu’un, quelque chose, pour chercher soi. » Il y a chez l’auteur à la fois, homme du monde et timide, dandy et provincial, nerveux et amical, une tension exploratrice de ces mondes qui cohabitent en lui, des ombres qui le hantent et qu’il chérit, comme le poète qui un jour écrivit : « Sois sage ô ma douleur ». C’est la grande sincérité d’une écriture qui passe aux tamis des lieux de ses multiples voyages, dans un Occident qui fascine l’auteur et qu’il maîtrise, qui ouvre autant de portes pour ses lecteurs mais aussi et surtout autant de chemins de traverses.
Roody Edmé
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