Inspirer, expirer sont les premiers mouvements que ton corps a exécutés avant de hurler à la vie, comme le loup hurle à la lune. Avant même que tu n’ouvres les yeux à la lumière du jour. Avant même que tu n’exerces les réflexes dits primitifs: sucer, fléchir, agripper, il y a eu la respiration. Inspire, expire… C’est la preuve que tu vis.
L’air qui rentre te calmera. Concentre-toi sur tous les détails qui t’entourent. L’odeur entêtante des fleurs fraichement coupées. Les rires des enfants qui jouent à cache-cache en attendant que les adultes les préparent pour la cérémonie.
L’air autour de toi charrie tellement d’informations. Prêtes-y attention plutôt que de t’abimer dans tes pensées. Odeur de fleurs, de parfum français coûtant les yeux de la tête, de viandes grillées apprêtées par tante Phani, le cordon-bleu de la famille.
Il y avait aussi les sons. Par- delà le rire des enfants, un air de musique classique qui jouait en sourdine, la 7ème symphonie de Beethoven présumai-je, l’un des préférés de père. Des chaises que l’on traîne….
Le pas pressé d’Oscar qui, selon les directives de mère déplaçait les meubles pour les replacer quelques minutes plus tard au même endroit.
La nervosité de mère se manifestait à travers sa voix, à travers son indécision. Après quinze minutes passées à tarabuster Oscar au sujet de l’emplacement d’un élégant bar taillé dans un acajou massif, elle décida de laisser le meuble là où il avait été depuis le jour où nous l’avions acheté, quinze ans plus tôt.
Après Oscar, elle s’en prend à père qui doit être assis, en train de penser à quelques concepts aristotéliciens ou théologiques… J’ai hérité cela de lui, appelez -ça un défaut si vous le voulez. Mais, sous le coup du stress, mon refuge, c’est le monde de mes pensées. Alors que mon père plane dans les sommets éthérés de la philosophie, mon monde, ce sont les projections, les scénarios abracadabrants, pas nécessairement intelligents, mais toujours amusants. Pourtant, aujourd’hui, mes pensées sont lourdes et n’arrivent pas à s’envoler vers les sphères habituelles.
Pendant ce temps, mère exhorte mon père à aller se préparer.
«Tu ne voudrais tout de même pas arriver en retard au mariage de ta fille unique». Parce que c’était légendaire: père, dans ses ablutions, prenait autant de temps qu’une vestale consacrait à se préparer pour un service.
Une porte s’ouvre derrière moi. Je ne bronche pas alors que grand-mère rentre dans mon champ de vision. Sèche comme un tronc d’arbre frappé par la foudre, la peau parcheminée, veinée de bleu. Dans ses yeux pénétrants, il y a la sagesse de celle qui a beaucoup vu.
Elle s’approche de moi jusqu’à me toucher l’épaule.
«Tu es belle», me dit-elle en repoussant une mèche imaginaire de mon front.
Mon regard vacille un moment, accroche le sien.
J’ai peur. Elle le voit, le sent à travers toutes les fibres de mon corps. Elle esquisse un semblant de sourire et elle toujours avare de mots, me dit: «Tu as fait le bon choix. Il est temps de te caser, ma fille».
Mon regard retourne à mon reflet.
Je ne vois pas le visage ovale taillé par un créateur en veine d’inspiration.
Je repense distraitement à ce qu’un admirateur éméché m’avait dit un jour:
«Dieu est bon, oui, ça, tout le monde le sait. Mais ce qu’ils ignorent, c’est que des fois, il pense à autre chose en créant quelqu’un. Il lui arrive d’être distrait ou contrarié par la conduite d’un de ses anges ou d’une de ses créatures dans l’Univers. Alors, il s’énerve et ne prête pas attention… Ça se voit dès la sortie du bébé dans le sein de la mère. Laids comme les sept péchés capitaux. Et il y a ceux qui sont le fruit d’une inspiration soudaine, ou créés après qu’un des anges l’ait fait rire! (à croire que Dieu était un roi et qu’il avait enrôlé des fous pour faire le pitre). Fruit d’un moment de pure félicité, après qu’il ait écouté une œuvre de Mozart ou de Rachmaninov… Je le dis à qui veut l’entendre: certaines personnes réconcilient Dieu avec l’humanité : ceux que nous appelons génie. Ceux que lui, il nous envoie comme des anges… C’est pourquoi… »
Il n’avait pas continué sa pensée parce qu’il s’était effondré sur la table sous les rires du groupe.
Bien souvent, on m’avait dit que j’étais belle. Mais actuellement, en fixant mon reflet, je voyais, non pas les traits, mais des bribes de mon futur. Je ne sais pas comment des femmes avaient pu le faire avant moi. J’ignorais comment même commencer à l’envisager. Tout ce que je savais, c’est que j’avais mal à m’étouffer.
Inspire, expire …
Ongles nacrés, bombés, glissent distraitement sur une rivière de diamants. Chaque pierre a la forme d’une larme, mais on les décrivait comme des œufs de pigeon. J’ai eu envie de flancher, mais en rencontrant le regard de grand-mère, j’ai rencontré le regard de millions de femmes. De celles qui avaient fait ce choix pour fonder des dynasties, des empires, honorer ou sauver leurs familles ou simplement par choix personnel. À travers ma mère, je voyais celles qui avaient souffert de leur isolement sentimental et en étaient ressorties dures, fortes, forgées par le soufflet de forge de la vie matrimoniale, l’âme en acier trempé suite aux intempéries de la vie. Fortes pour elles, fortes pour leurs enfants, parce qu’elles étaient le pilier sans lequel tout s’effondrerait.
Elles avaient fait leur choix sans regarder en arrière, avaient embrassé leur destin. Sans atermoiements, sans jérémiades… Ma génération était trop centrée sur elle-même. Toujours à se plaindre, à pleurnicher. Maman me l’avait dit un jour où je faisais une de ces crises hystériques typiques d’une adolescente qui n’a pas à se soucier du primum vivere. Ulcérée, j’avais joué aux madones froissées, mais des années après, analysant les réseaux sociaux et le contenu des messages que j’écrivais, force m’avait été de lui donner raison.
J’avais une vie sociale plus intense qu’une vie intérieure. Je n’étais pas sûre d’être forte. Et c’est peut-être pour cela que je me retrouvais au bord de la panique actuellement.
Inspire. Expire. Tu peux le faire.
Deux heures plus tard, j’entrais au bras de père. Fier comme Artaban. Je vois mère du coin des yeux, essuyer une larme furtive. Sa petite Abigaelle se mariait.
Grand-mère, plus en retrait, minuscule dans sa robe de mousseline violette, ne perdait rien de mes gestes. Attentive à chacune de mes pauses, à chacun de mes pas, de mes gestes. Comme un chat curieux observerait une souris.
Inspire. Expire.
Il est là, sourire réservé, regard pensif. C’est quelqu’un de bien. Rude travailleur, sérieux; de ceux qui n’ont pas de temps à perdre en comptant fleurette à tous les jupons qui passent. Je devrais être tranquille, heureuse d’avoir su m’en tirer à si bon compte. Avec lui, pas de mauvaise surprise.
Une vie bien rangée, rectiligne. Une vie que beaucoup de femmes auraient aimé avoir.
Je souris distraitement.
«Est-ce que tu l’aimes»?
La question n’a pas sa place ici. J’entends une voix intérieure hurler. Je l’étouffe promptement, serre le bouquet de fleurs convulsivement.
«Qu’est-ce que l’amour»? répond une autre voix. Pragmatique et dure. Un apprentissage au quotidien. Nul n’est parfait. Mets l’accent sur ses qualités, berce-les et tu finiras par l’aimer.
Inspire, expire.
Il prend ma main, glisse l’anneau à mon doigt. Je n’entends pas sa voix, tout comme je n’entends pas la mienne.
Inspire, expire.
Le prêtre parle. Ses mots se noient dans les flots de bruits lointains qui m’engloutissent. Un avertisseur de voiture, un enfant qui pleurniche au fond de l’église, malgré les murmures de sa mère. Un homme à la toux grasse, près de la nef. Des rires nerveux de deux adolescentes, surement intimidées par un jeune éphèbe dans la salle.
Inspire, expire.
Voilà, c’est fini, tu vois, ce n’était pas si dur.
En me retournant, je croise le regard perçant de grand-mère. Et à travers elle, des milliers de femmes me regardent.
Inspire, expire, m’exhorte-t-elle silencieusement.
C’est tout ce que je devais faire. Le reste, mon instinct de femme s’en chargerait.
Inspire, expire…
C’est ça, vivre. Tout le reste n’est que détail.
Barbara Bastien
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