EN UNESOCIÉTÉ

Le street, une réalité affligeante

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Je me résolus à avancer vers ce petit groupe puant la rue, la marijuana, la cigarette et peut-être même le thinner. Je n’étais plus sûre de rien.  La peur me serrait les entrailles. Les clichés sur les enfants des rues, ces délinquants sociaux ne tarissent pas. Je suis moi aussi un produit de cette société, mais étant privilégiée je m’en tiens à ces idées arrêtées tout naturellement. Scolarisée chez les sœurs, j’ai eu l’opportunité de poursuivre des études universitaires. Les délinquants sont pour moi, comme on me l’a appris, des êtres immondes, trop aigris, trop frustrés. Toutefois, on ne m’a jamais appris qu’ils étaient souvent très malheureux d’être nés parias et de devoir s’en servir pour survivre dans cette jungle humaine.

J’évitai de montrer ma peur. Un sourire crispé, je lançai un: « Ti mesye sa kap fet ?»

« Langaj lari a » comme on dit porta ses fruits. Ils m’offrirent un regard non agressif, certains plus jeunes ont même risqué un sourire. Je représentais l’autre monde, celui qui leur est inaccessible. Celui où, dans leur tête, la faim, le chômage, les problèmes n’existent guère. Je ne voulais pas leur donner des sous, pour ne pas donner l’impression que je venais acheter leurs sympathies et leur respect.

On commença à discuter, et au fur à mesure leur méfiance s’estompa Certains doivent leurs forces aux drogues, d’autres à une carapace de bandits qu’ils se sont forgés. Tuer ou se faire tuer: telle est la loi du talion définissant leur quotidien. Les minutes s’égrènent et j’apprends tellement de leur piètre existence que je me mis à maudire cette société. Certains me dirent qu’ils allaient tous les jours à l’école du soir, que la rue n’est qu’un milieu de travail auquel ils ne veulent appartenir. Ils espèrent pouvoir quitter le « street » un jour. Amertume dans la voix, tristesse dans le regard en ce moment où ils ont baissé la garde pour parler de leur vie. D’autres n’ont jamais été à l’école. L’alternative pour eux,  demeure encore et toujours le « street ». Ils y dorment et les jours s’y confondent.

Le jour ou la nuit, c’est quoi l’importance pour des gens comme eux, me disent-ils ? Il y en a dont la drogue a trop abruti le cerveau pour pouvoir garder un certain comportement ou une certaine discipline. Ils tombent dans la mendicité aveuglante, ils ne distinguent plus le bien du mal. Ils tuent, pillent sans état d’âme, juste pour trouver de quoi fumer et grignoter.

Leur vie est moins importante que celle d’un chien errant me disent-ils. Ils peuvent être tués, battus. Aucun endroit où porter plainte ! Leur activité principale se résume à charger les bus qui assurent le transport public. Ils avouent être des « pickpockets », avec un sourire un peu contrit, comme s’ils regrettaient amèrement la route qui s’était offerte à eux… ce labyrinthe sans fin, sans aucune issue.

Amos, le plus petit du groupe me confessa son premier meurtre. C’était le seul ami qu’il avait dans le « street ». Mais, il a dû le noyer au bois-de-chêne pour 10 gourdes. Il regrette, néanmoins il sait qu’il doit avancer car sa vie a déjà été tracée et dans le « street », le remords n’a pas sa place. Il a 12 ans, il voyage entre le thinner, le ciment et la marijuana. Il a fait d’une galerie sa chambre et se laisse mener par les aléas de la vie tout en s’assurant de gagner à tous les coups, de dompter cette vie par tous les moyens possibles.

Ce serait peu de dire que ces révélations m’ont perturbé. Finalement, notre existence est bien niaise et insipide. Que savons-nous vraiment, nous les privilégiés de cette société, de la réalité de notre pays, du contexte socio-économique réel? Nous passons vitres montées, regards hostiles en nous assurant de faire un nuage de poussière. Vous êtes-vous demandés ce qu’il adviendra dans 10 ans de ces jeunes, qui se présentent à votre voiture pour un coup de serviette en échange de 5 gourdes ?

Le travail est colossal et entier. Si nous continuons de rester dans notre bulle, nous nous réveillerons dans un pays à feu et à sang. Nous serons tel un navire pris dans une tempête géante dans l’océan et il sera trop tard pour diriger le gouvernail.

Renée Vancie Manigat

Image: Felipe Jacome/Vice News

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