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Les ‘’Restavek’’, une génération mutilée

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Le besoin d’assujettir l’autre fait-il partie de l’instinct primaire de l’homme? D’où vient ce confort, ce sentiment d’accomplissement de savoir l’autre à notre merci ? Manifester notre semblant de pouvoir sur les plus faibles résulte-t-il d’un ego démesuré, ou est-ce la manifestation de nos propres faiblesses? Depuis les temps immémoriaux, les hommes ont cherché à contrôler, à enchainer leurs semblables, ceux qu’ils ont jugé faibles et inferieurs à leur race et pour tant d’autres raisons tout aussi obscures. Aujourd’hui encore, sous différentes formes, le rituel d’assujettissement continue.

Frappés par le chômage et la misère, incapables de subvenir à leurs besoins, des milliers de familles haïtiennes se trouvent dans l’obligation de chercher un support ailleurs. Ainsi, elles confient leurs enfants à d’autres gens qu’elles considèrent comme un parrain, ou à une marraine ; à une tante, un oncle, un frère, une sœur, un mentor, une parenté éloignée ou, dans la plupart des cas, à de parfaits inconnus, dans l’espoir d’un mieux-être, d’un plat chaud, d’un lit douillet, de l’accès à l’éducation, en un mot, d’un avenir meilleur. Cet enfant « donné » vivra loin de ses parents et deviendra dans le plus souvent des cas constatés, un enfant en domesticité, un restavèk (mot péjoratif venant de la combinaison de deux mots français, rester avec). 487,000 enfants vivent en domesticité, selon les chiffres du dernier recensement avancés par la Fondation Maurice Sixto. La Minustah (Mission des Nations Unis pour la Stabilisation en Haïti) dans son rapport trimestriel de janvier à mars 2013  a publié une estimation allant de 150.000 à 500.000.  Une récente étude conduite par le Ministère des affaires sociales et du travail (MAST) fait état de 400.000 enfants travailleurs dont 207 000 en situation non acceptable. Cette étude offre une vision détaillée du travail fourni par les enfants domestiques, l’impact de cette pratique sur leur état de santé et de leur retard au niveau éducatif. Des chiffres qui vacillent selon le critère d’étude mais qui se rejoignent pour dénoncer ces agissements inhumains et dégradants.

En effet, la domesticité en Haïti est un fait réel, un sujet devenu tabou car ne retenant pas assez l’attention des autorités locales. Le quotidien du domestique se résume ainsi : il se réveille tôt, se couche tard, il cuisine, il va chercher de l’eau, il nettoie la maison, il est responsable de toutes les courses et transporte souvent des charges qui sont au-dessus de ses capacités physiques. A côté de ses obligations journalières, il subit la violence de la famille hôte, qu’elle soit verbale (moqueries de toutes sortes) ou physique (il est battu et violé),  il est sous-alimenté et porte des vêtements de mauvaise qualité. Au moindre faux pas, il en subit les conséquences. Et tout dépend de la famille dans laquelle il atterrit, certains d’entre eux vont à l’école dans l’après-midi, après une journée de travail qui les a épuisés. D’autres fournissent jusqu’à 17 heures de travail par jour, ce qui impacte négativement la santé physique et psychique de l’enfant. Travail pour lequel il ne perçoit absolument rien, et les promesses faites à ses parents ne sont pas non plus respectées. D’autres n’ont même pas la chance de fréquenter un établissement scolaire. Le domestique en Haïti est un enfant en bas âge ou à peine entré dans l’adolescence, entre 6 et 15 ans, il supporte malgré lui une forte dose de violence et d’humiliation. Psychologiquement l’enfant en domesticité est écrasé, réduit par les critiques dont il fait l’objet au quotidien. Son amour propre est lésé, foulé au pied. Il est privé de ses droits les plus fondamentaux.

N’ayant jamais connu ses parents biologiques, Erika⃰ a été placée en domesticité dans une famille qui faisait usage de violence physique à son égard, changeant constamment de famille, un jour en sortant de l’église, elle a été attaquée et abusée sexuellement par 6 individus. De cette agression est né un enfant aujourd’hui âgé de 4 ans. Erika est âgée de 20 ans cette année, elle est encore sous l’emprise des séquelles laissées par les incidents ayant marqué son enfance. Vivant avec un enfant dans des conditions de vulnérabilité, elle arrive à supporter son quotidien, non sans difficulté, avec l’aide de quelques amis et de la Fondation Maurice Sixto, qui œuvre depuis 11 ans pour le respect des femmes et des enfants en domesticité. Ayant achevé ses études primaires et secondaires, elle bénéficie d’une bourse en plomberie, et sera diplômée en 2016, avec l’espoir d’exercer son métier pour son bien-être et celui de son fils.

 

Nathalie⃰ a dormi sur un lit de paille pendant toute son enfance, recueillie par sa marraine dont sa maman a été la « bonne ». Elle a été constamment insultée pour ses manières et sa couleur de peau trop foncée. Pendant son enfance, elle s’est sentie coupée de ses repères mais pour sa mère c’était le moyen le plus sûr pour sa fille d’avoir accès à l’éducation et à un meilleur style de vie. Violentée physiquement et victime d’abus sexuel, elle a laissé la maison d’accueil et est retournée chez ses parents. Sa famille ne pouvant pas l’aider, elle a décidé d’affronter seule la vie, du haut de ses vingt ans. N’ayant pas fait d’études et n’ayant appris aucun métier, elle erre dans les villes d’Haïti au gré des hommes qu’elle rencontre. Elle a vécu son  enfance en regardant passer d’autres petites filles comme elle, joyeuses, dans des robes colorés et neuves. Ce rêve est reste intouché, celui d’être une petite fille joyeuse avec une jolie coiffure et des robes tout en couleurs. En confiant ce rêve, des larmes perlèrent du coin de ses lèvres. Aujourd’hui, elle est peut-être une jeune femme, mais son enfance est restée quelque part, sur le lit de cet homme qui la violait, sur le visage empreint de violence et de mépris de son entourage.

 

Benoit⃰ a 12 ans et est hébergé par une famille dans la capitale. Ses parents vivent en province. Il se lève tôt pour balayer la cour, essuyer la voiture, aller au marché pour trouver les ingrédients du petit déjeuner. Au départ des enfants pour l’école et des adultes pour leur travail, il doit astiquer la maison, trouver de l’eau potable et encore aller au marché pour les ingrédients du repas de midi. Frêle et toujours en loques, il s’occupe des plus basses besognes de la maison. Battu pour ses moindres écarts de conduite, il est souvent suspecté de vol. Benoit ne connait aucun loisir ni de moment de répit, il va à l’école le soir et manque toujours de fournitures. Sait- il lire au moins ? Personne ne sait : on ne le voit jamais avec un livre. Gentil et fougueux, dans ses yeux pétille une enfance qui a soif d’amour, de compréhension, d’attention. Il est connu dans tout le voisinage, personne ne souffla mot, car ici c’est normal d’avoir un enfant touche à tout, une machine à tout faire. Tous les jours des voitures d’organisations de l’enfance passent devant la maison où il est logé, son quotidien n’est pas prêt de changer. Il a pourtant des rêves ; des rêves d’enfants qui mangent à leur faim, d’enfants qui s’occupent de leur enfance plutôt que du quotidien des autres, des rêves d’enfants portant des vêtements propres, des rêves d’enfants dormant sur un lit et non sur un paillasson devant le lit d’un autre. Des rêves qui ne se cristalliseront pas de si tôt. Benoit à 12 ans et vit à Port-au-Prince.

 

La domesticité retrace le schéma de l’esclavage dans ses heures les plus sombres. Une relation bâtie sur le mensonge et l’exploitation entre le maître et l’esclave. Le bourreau et sa victime. Ce besoin de pouvoir, ce besoin d’apprivoiser nos semblables, n’est-ce pas l’une des nombreuses séquelles laissées par l’esclavage. En Haïti, posséder quelqu’un devient un luxe à s’offrir. Dans l’imaginaire collectif avoir des domestiques permet de se propulser quelques barres plus haut sur l’échelle sociale. Donc chacun s’offre un petit être humain pour montrer aux autres leur compassion à l’égard des enfants démunis, pendant que dans la réalité cet enfant vit un enfer. Pour reprendre les paroles de la directrice de la Fondation Maurice A. Sixto, Gertrude Séjour « En Haïti avec ce système nous sommes en train de créer nos propres bourreaux, ceux-là qui demain seront nos ennemis et qui déjà le sont. Comment demander à quelqu’un d’éprouver de l’amour, de la pitié, de la compassion à notre égard quand il ne sait tout simplement pas ce que cela veut dire, quand il a été toute son enfance la risée et le souffre-douleur d’une famille ? ».

Sorti du joug de l’esclavage par une révolte des plus sanglantes en 1804, l’homme noir venu d’Afrique a acheté sa liberté sur le sol d’Hispaniola, par son sang, par sa vie. La liberté physique acquise, il a pu déambuler à son aise dans les champs, cultiver son propre lotissement, se baigner dans les rivières, danser sous les houlements du tambour sans craindre les fouets du commandeur. Toutefois ces 300 ans d’esclavages (de l’arrivée des premiers esclaves noirs en 1503 à l’indépendance en 1804) n’ont pas été qu’un dommage physique. Assujetti, l’homme noir a été fouetté, mordu, affamé, mutilé, humilié, violé autant dans sa chair que dans son cœur. Recherché pour la force de son bras, sa résistance au soleil et à la misère, il est pourtant humilié pour la couleur de sa peau, ses cheveux crépus, son nez aplati. L’homme noir a ressenti les affres en son for intérieur, il n’y avait pas de psychologue à l’époque pour soigner les dommages psychiques engendrés par le système. Il n’y avait pas non plus de thérapie pour lui dire qu’il n’était pas un être inférieur, que la couleur de sa peau n’était pas due à la colère des dieux. Alors, de génération en génération, tel un héritage sacré, ce sentiment d’infériorité, cette rage de se venger de l’autre se sont transmis. La blessure a traversé les époques et elle accompagne encore notre quotidien.

Toute une génération est en train d’être détruite sans le moindre remords parce que tout simplement ce sont les enfants des autres, parce que dans nos veines coulent le désir, la passion d’infliger à l’autre nos peines et nos malheurs. Parce qu’historiquement, culturellement, nous avons hérité de cette volonté d’assujettir, d’abêtir les plus faibles. Quel est l’avenir d’un adulte dont l’enfance a été chosifiée, qui a été victime d’insultes, de viol, qui a entendu des années durant qu’il était une erreur de la nature, qu’il ne faisait jamais rien de bien. Nous devons mettre un terme par tous les moyens cette forme de servitude, dire non à la pérennisation de l’esclavage sous nos propres toits ! Non à l’hypocrisie ! A l’heure où vous lisez ces lignes, près de 400,000 mille enfants souffrent en silence, les  yeux empreints d’innocence, le cœur assoiffé de liberté et d’amour.

Une génération entière est en train de se faire mutiler, là, sous les yeux de tous et personne ne bouge le petit doigt.

⃰ Les prénoms ont été changés.

Soucaneau Gabriel

Image: Vlad Sokhin

Je suis Soucaneau Gabriel, Journaliste Freelance. Blogueur, animateur radio et télé. Un passionné, un jongleur des mots, poète si on veut. Passionné de lecture, de voyages, de rencontres. La vie est ma plus grande source d’inspiration. Libre dans ma façon d’agir, dans ma tête ainsi que dans mes écrits. Je ne suis pas là pour me conformer aux critères mais plutôt pour faire sauter des barrières. A bon entendeur...

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