Le taux est passé de cinq gourdes pour un dollar, à plus de 120 gourdes en trente ans
« Ce billet émis conformément à la constitution de la République d’Haïti est payable au porteur en monnaie légale des États-Unis d’Amérique au taux de cinq gourdes pour un dollar. » Cette note était inscrite sur tous les billets sous la présidence de François Duvalier.
Le billet de cinq gourdes par exemple, frappé à l’effigie du dictateur, apportait quelques détails supplémentaires au verso, en faisant notamment référence à la loi en vertu duquel cette opération de change était possible.
Lorsque Jean Claude Duvalier remplace son père au pouvoir, cette politique de change persiste. Si les billets de vingt-cinq gourdes représentent le jeune dictateur, l’inscription ne change pas tellement : cinq gourdes valent un dollar. Le taux de change était dit fixe.
Près de trente ans après, c’est le marché qui décide du prix d’achat et de vente des devises étrangères et la tendance n’est pas au changement. La démocratie a chassé la dictature et, accessoirement, le taux de change fixe a laissé sa place au taux de change flottant. Il faut 117 gourdes ce mercredi 26 août pour acquérir un dollar américain, soit 23 fois plus d’argent qu’en 1990.
Il était inévitable que le taux de change devienne flottant, analyse l’économiste Cleeford Pavilus. « À l’époque, explique-t-il, les réserves de change de l’État étaient suffisantes pour lui permettre de supporter les fluctuations du marché. »
Mais peu à peu, il est devenu difficile, voire impossible, de pérenniser ce système de change. « Pour y arriver, continue Cleeford Pavilus, il faudrait s’assurer que beaucoup de dollars rentrent dans le pays. En outre, l’État devrait s’abstenir de dépenser plus d’argent qu’il n’en a, ce qui est un déficit budgétaire. La balance commerciale du pays ne devrait pas toujours être déficitaire non plus. »
Un équilibrisme impossible
Annuler cette décision prise dans les années 1990, fixer le taux de change à un niveau, quel qu’il soit, aurait de toute façon été une décision risquée pour toute administration, d’après l’économiste Riphard Sérent, professeur à l’université Quisqueya.
« Haïti a signé des accords internationaux qui rendent cela difficile, analyse Sérent. Mais même sans ces accords, un gouvernement qui aurait voulu fixer le taux ne resterait pas au pouvoir très longtemps. L’Etat ne pourrait pas forcer les banques à vendre leur dollar à un taux inférieur à celui du marché. Il y aurait alors une rareté de dollars qui affecterait notamment le secteur des importations. Et comme nous sommes un pays importateur net, c’est-à-dire que nous importons plus que nous n’exportons, le prix des produits commencerait à monter. Le taux d’inflation exploserait, et conduirait à des émeutes. »
D’après le professeur, il existerait certainement un marché parallèle où les acteurs de change écouleraient leur dollar au taux réel du marché. Ce marché parallèle est une explication à la décision de passer au taux flottant. « Il y avait déjà des circuits où on trouvait le dollar à 6 ou 7 gourdes », dit Riphard Sérent, pour évoquer la période du taux de change fixe de cinq gourdes pour un dollar.
Taux fixe et taux flottant
La monnaie a trois fonctions. Elle est une unité de compte, un intermédiaire pour effectuer des échanges et une réserve de valeur. Mais elle est aussi une « marchandise », bien que différente des autres. En tant que marchandise, elle peut s’acheter. C’est l’opération de change.
On peut acheter une devise (le dollar par exemple) en utilisant une autre (la gourde). La quantité de gourdes qu’il faut pour acheter ce dollar représente le taux de change. Et comme tout produit à la vente, plus une monnaie est rare, plus il est cher de l’acquérir. C’est l’un des principes de la loi de l’offre et de la demande.
Le taux de change de la gourde au dollar était fixe autrefois. C’est le fameux zorèy bourik. Mais il est aujourd’hui flottant, et ne dépend pas de la volonté d’un État. C’est en septembre 1991 que la décision a été prise de ne plus avoir un taux de change fixe.
Le marché des changes est complexe
Maintenant que l’État ne fixe plus le taux de change de la gourde vers le dollar et vice versa, ce sont les transactions entre institutions formelles et acteurs informels qui déterminent le taux de change. Mais le marché des changes en Haïti est d’une grande complexité.
« Il y a beaucoup d’acteurs différents, explique Cleeford Pavilus. On trouve les banques, les bureaux de change, les supermarchés, les acteurs informels, etc. »
Certains de ces acteurs sont illégaux. « Les maisons de transferts, et les sous-agents de ces maisons, par exemple, affirme Riphard Sérent, devraient se contenter de payer les transferts. Mais ils vendent et achètent des dollars aussi, ce qui n’est pas leur rôle. »
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Dans ce marché, le rôle des banques est primordial. « Ils donnent le ton, explique Cleeford Pavilus. Tous les autres acteurs, avant de procéder à une opération de change, vérifient le taux des banques d’abord. »
Même si les banques sont importantes dans le système, on observe qu’elles perdent progressivement une part importante de contrôle sur le marché des changes. C’est la désintermédiation. « À chaque 100 dollars de transferts qui arrivent au pays, dit Riphard Sérent, moins de 50 dollars passent réellement par les banques. »
Dans la pratique, comme le taux de change dépend de la loi de l’offre et de la demande, il est déterminé à partir de la quantité de dollars disponibles dans la masse monétaire du pays (composée de gourdes et de dollars). Dès que ce taux est influencé par l’un ou l’autre des acteurs importants du marché, les autres acteurs ont tendance à le suivre.
Le taux de référence de la BRH
Marché de change libre, taux de change flottant, ne signifient pas qu’il y a une absence totale de contrôle. La Banque de la République d’Haïti ou banque centrale est l’organe compétent pour observer le marché, et intervenir régulièrement.
« La BRH a des inspecteurs qui vérifient tous les jours les taux pratiqués par les acteurs formels, et les acteurs informels du pays, dit Riphard Sérent. C’est grâce à ces données qu’elle calcule le taux de référence. »
Ce taux reste à titre indicatif et n’est contraignant pour personne, parce qu’il ne s’agit que de la moyenne des taux pratiqués le jour qui précède sa publication.
« Le taux de référence est un taux à l’achat, explique le professeur. Il est souvent inférieur au taux moyen d’acquisition des banques qui est le vrai prix auxquels les banques effectuent des transactions de change. Comme le taux de référence est un taux à l’achat, les entreprises ne peuvent pas l’utiliser non plus, elles perdraient de l’argent. »
Mais, ajoute Riphard Sérent, la BRH envisage de faire payer les transferts d’argent à ce taux par les maisons de transferts, pour éviter que les taux soient différents sur le territoire.
En outre, la BRH dispose d’instruments pour calmer les débats quand les spéculations rendent le taux de change trop volatile. Elle peut notamment injecter des dollars dans l’économie, pour rendre cette monnaie moins rare sur le marché, donc moins cher à acquérir par des gourdes. La banque centrale a annoncé 7 août, qu’elle injecterait 150 millions de dollars sur le marché. Depuis, le taux de change a temporairement arrêté sa course folle.
« Toutes les banques centrales le font, dit Riphard Sérent. La République dominicaine, qui a un marché plus grand et des réserves de dollars plus conséquentes que nous, a déjà injecté 500 millions de dollars dans son économie. Ses réserves sont d’environ 9 milliards de dollars. Nous avons moins de 600 millions de dollars. »
Importance de la confiance
L’une des raisons pour lesquelles le taux de change augmente aussi rapidement, c’est le manque de confiance des acteurs économiques dans la monnaie locale, la gourde.
La masse monétaire dans le pays est majoritairement en gourdes et en dollars. Selon Cleeford Pavilus, chaque devise est une contrepartie de l’autre. La BRH ne peut pas décider comme elle le veut de faire fonctionner la planche à billets pour fabriquer des gourdes, si cette nouvelle masse monétaire de gourdes ne correspond pas à une masse en dollars, en réserve.
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Mais, souvent, il y a trop de gourdes qui circulent dans l’économie, par rapport à la quantité de dollars. Cette situation affecte la monnaie locale qui perd de sa valeur. Le financement monétaire est une raison qui explique une masse de gourdes excédentaires. Ce financement intervient lorsque l’État dépense plus d’argent qu’il n’en a.
« Même si l’État n’a pas les moyens, dit Cleeford Pavilus, la BRH est obligée de payer pour elle. Sinon l’État serait en faillite, et cela aurait des conséquences encore plus grandes. »
Les chocs sociopolitiques
En plus du financement monétaire, l’économie haïtienne subit des chocs à répétitions comme les peyi lock. Ces chocs ont des répercussions sur le taux de change, car à cause d’eux, moins de dollars rentrent dans l’économie. « Ce sont les transferts d’argent de la diaspora qui nous soutiennent jusqu’à présent, affirme Riphard Sérent. Au mois d’avril, ils atteignaient 229 millions de dollars. Ils étaient de 300 millions en mai, et 305 millions en juin. »
Comme la gourde perd rapidement de sa valeur, les acteurs économiques « qui sont rationnels et formés », selon Riphard Sérent, ont tendance à une anticipation négative. Ils se tournent vers une monnaie plus stable, le dollar. Prévoyant que dans quelque temps il sera plus cher d’acheter un dollar, ils essayent d’en acquérir au plus vite. Ces dollars ne sont pas tous dépensés. Environ 67 % de l’épargne des Haïtiens, dans les banques, est en dollars. Cela rend le dollar encore plus rare, et le taux encore plus élevé.
La confiance est importante dans toute société, analyse Cleeford Pavilus. Encore plus pour le marché des changes. Le plus dur, ce n’est pas la quantité de gourdes qu’il faut pour un dollar, mais la volatilité du taux qui peut changer à la hausse du jour au lendemain. »
Jameson Francisque
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