Face à la lenteur des autorités publiques dans la lutte contre la corruption, les médias ont un rôle primordial à jouer en Haïti afin d’assurer l’imputabilité des responsables gouvernementaux ou non gouvernementaux envers la société
Du journalisme d’investigation au journalisme collaboratif au sein des médias, des initiatives à succès ont porté fruit dans la lutte contre la corruption. Lorsque des médias pratiquent un journalisme sans complaisance et ne limitent pas leurs travaux au « rapportage » simpliste de propos glanés lors de conférences de presse, toute la société en tire des bénéfices tangibles.
La corruption est à l’intersection du public et du privé : de même que le privé peut bénéficier de la corruption du public, elle existe aussi entre des individus ou des groupes au sein même des deux secteurs. Elle est définie « comme l’abus du pouvoir public aux fins d’obtenir des avantages personnels ou au profit d’un groupe auquel on doit allégeance ». Elle n’est pas typique à Haïti, mais la « culture de l’illégalité » qu’elle crée dans le pays à cause du faible taux d’application des sanctions a sans doute de graves conséquences sur la vie nationale, comme dans tous les pays du Sud. En sus des institutions légalement établies pour lutter contre cette pratique, les médias jouent un rôle crucial.
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En 1996, un fait unique s’est produit au Kenya : un ministre de la santé, M. Donald Kimutai a été forcé à la démission à la suite de révélations fracassantes de la presse indépendante kényane sur l’octroi du marché de produits chimiques dans la lutte contre le paludisme. La même année, au Minneapolis, suite à des enquêtes du journal Star-Tribune, la police a poursuivi des agents de la brigade des mœurs qui recevaient des faveurs d’un club de striptease pour ne pas enquêter sur les violations des droits des travailleurs. Dans l’Illinois aux États-Unis, c’est un membre de la Chambre des Représentants, Dan Rostenkowksi, qui a perdu son siège suite à des récits du Chicago Sun-Times sur le détournement de fonds de sa campagne et des indemnités du Congrès.
La corruption est à l’intersection du public et du privé : de même que le privé peut bénéficier de la corruption du public, elle existe aussi entre des individus ou des groupes au sein même des deux secteurs.
En Amérique latine, des reportages approfondis de divers médias sur la corruption ont déjà contraint, même avant Lava Jato, Odebrecht, Panama Papers ou Paradise Papers, au moins trois chefs d’État à la démission : Fernando Collor de Mello au Brésil (1992), Carlos Andres Perez au Venezuela (1993), Abdala Bucaram en Équateur (1997). Ce sont des exemples manifestes, parmi des centaines, du poids du journalisme sans complaisance — le journalisme d’investigation, dans la lutte contre la corruption. Car c’est à la suite des révélations des journalistes que des poursuites judiciaires ont été entamées contre de hauts responsables publics et politiques tant dans les pays du Nord, que ceux du Sud.
Impacts tangibles et intangibles du journalisme d’investigation
Démission forcée de bureaucrates ou fonctionnaires, destitution, poursuite juridique de fonctionnaires corrompus, ouverture d’enquêtes officielles, réformes institutionnelles, abrogations de lois : « ce sont là des manières tangibles par lesquelles le journalisme sans complaisance constitue un frein à la corruption », écrivait Rick Stapenhurst pour l’Institut de la Banque Mondiale (1).
Les résultats obtenus au Kenya, aux États-Unis, au Panama, au Venezuela… révèlent des impacts tangibles et intangibles que le journalisme d’investigation peut avoir dans la lutte contre la corruption. Les révélations des journalistes ont certes amené les organismes publics à enquêter, mais elles peuvent occasionner d’autres effets même sans l’intervention célère des autorités.
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Pour Rick Stapenhurst, en réalisant ces travaux, les médias contribuent « à forger une opinion publique hostile à la concussion au sein du gouvernement, renforcer les activités et la légitimité des organismes publics de lutte contre la corruption », mais aussi à étaler leurs faiblesses et mettre à nu leurs insuffisances.
D’une manière intangible, ils « permettent d’éclairer le débat public afin de resserrer la concurrence politique et économique et encourager des débats qui incitent les populations à s’impliquer politiquement en étant le fer de lance des revendications de libertés civiles et d’expression, puis à partager des décisions et procédures publiques au-delà des chapelles des décideurs. »
En avril 2018, pour une énième fois, des représentants de l’Association nationale des médias haïtiens (ANMH) avaient pris part à des débats sur le rôle des médias dans la lutte contre la corruption à l’initiative de l’Université Quisqueya. Malgré la reconnaissance des effets des médias et de l’importance de lutter contre la corruption, les médias haïtiens ne s’adonnent pas à l’investigation poussée. Le manque de financement est sans doute une des raisons le plus souvent avancées. Mais si les grands médias voulaient s’inscrire dans une logique de résultats tangibles pour la société haïtienne, en suivant une stratégie définie au sein même de leurs associations patronales (Association nationale des médias haïtiens, ANMH ; Association des médias indépendants d’Haïti, AMIH), n’en trouveraient-ils pas les moyens ?
Pour un consortium investiguant PetroCaribe
L’une des formules ayant donné des résultats au niveau national et transnational dans le monde du journalisme est celle des consortiums. Les consortiums internationaux comme le International Consortium of Investigative Journalists ou des groupes membres du Global Investigative Journalism Network disposent certainement de moyens que les médias haïtiens réunis n’ont pas, mais la mise en commun des efforts et des ressources a donné d’étonnants résultats.
Les médias haïtiens peuvent s’organiser pour mener des enquêtes à plusieurs en répliquant ou adaptant des modèles de consortium ou de journalisme collaboratif. Ce dernier est « un arrangement coopératif (formel ou informel) entre deux ou plusieurs organisations de presse, qui vise à compléter les ressources de chaque organisation et maximiser l’impact du contenu produit » (2).
Plus de six modèles de journalisme collaboratif donnant des résultats probants ont été étudiés par le Center for Cooperative Media (2). Dans le cas d’Haïti, cette collaboration pourrait prendre trois formes à l’intersection des consortiums ou de journalisme collaboratif :
- La formule de consortiums de journalistes d’investigation pluridisciplinaires locaux, avec prise en charge de salaires par les médias respectifs ; (collaboration across newsrooms)
- La formule de collaboration entre deux médias ou un groupe de médias local et international investiguant sur des sujets d’envergure (collaboration across organizations). Un consortium de journalistes haïtiens peut aussi s’appuyer sur des groupes d’investigation internationaux, ou la section d’investigation de grands médias internationaux.
- Enfin, le développement d’un média indépendant, spécialisé dans l’enquête, bénéficiant du soutien du public, et des organisations offrant du soutien aux enquêtes ; (Ayiti Kale Je avait tenté l’expérience entre 2010-2013).
Bill Keller, ancien rédacteur en chef du New York Times et actuel rédacteur en chef du Projet Marshall soutient que les médias à but non lucratif rentrent le plus souvent dans un modèle de collaboration plutôt que ceux visant exclusivement le profit.
Outre les moyens pour mener les enquêtes sur le long terme, les sources restent primordiales pour disposer d’informations fiables. Selon une enquête de l’OCDE auprès de journalistes d’investigation menée en 2018 (3), les premières sources d’information sont les lanceurs d’alerte (35 % des répondants), la coopération avec des journalistes d’autres pays (23 %), la société civile (18 %), l’information reçue des autorités publiques (16 %) et les autres (8 %).
Le détournement des fonds PetroCaribe appelle sans doute à une collaboration entre des médias haïtiens et internationaux vu l’ampleur de ce scandale de corruption. Si les médias ne mettent pas le pied à l’étrier, en soutien aux groupes de pression et des groupes de jeunes, le Parlement et la Justice haïtienne enverront aux calendes grecques la suite des rapports rendus publics par la Cour des comptes. Un travail médiatique collaboratif s’impose. D’autres sujets pourront être traités en collaboration avec l’international.
Dépasser l’information à chaud
En appelant la presse « quatrième pouvoir », il ne s’agit pas de l’octroi d’un titre de vedettariat ni de popularité, mais d’un pouvoir reconnu par la société parce que ses travaux doivent aller dans le sens de l’intérêt national. À mesure qu’il parait évident que la couverture médiatique d’un organe ne sert pas l’intérêt national, sa crédibilité en paie le prix.
Car « autant le système Législatif devrait garder un œil au quotidien sur le pouvoir Exécutif, autant les médias devraient faire de même pour les pouvoirs Législatif et Exécutif, de concert avec tous les autres acteurs dont les fonctions empiètent sur le domaine public, tout en veillant scrupuleusement à les surveiller du point de vue de la corruption. » Si le Législatif peine à contrôler l’Exécutif, le médiatique doit sans doute dénoncer et investiguer les deux. C’est un travail titanesque, mais nécessaire pour que les maigres ressources locales soient au bénéfice de tous. Il n’est pas sans défis non plus.
Il faudra au préalable que les médias qui le veulent s’entendent sur les implications des investigations afin de réfléchir sur les obstacles réels, tels que le difficile accès à l’information même lorsqu’il est garanti par la Constitution haïtienne (en ses sections C et I), la constitution d’une équipe légale en cas de procès ou de menaces, la protection des sources et des données, la sécurité des journalistes et de leurs biens tels que reconnues par les lois et juridictions internationales.
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Pour continuer à apporter leurs pierres dans la construction de la nouvelle Haïti, les médias haïtiens doivent dépasser le stade de transmission d’informations à chaud et de faits divers. Un pays où la corruption est aussi prévalente ne peut pas ne pas avoir de véritables journalistes d’investigation. Les médias ont occupé une place de choix dans la lutte contre la dictature et les velléités dictatoriales, aussi peuvent-ils le faire pour lutter contre la corruption. L’autocritique et la mise en commun de ressources sont capitales pour entamer ce virage.
À défaut de voir des grands médias bénéficiant de contrats publicitaires de groupes économiques ou publics sur lesquels ils devraient investiguer, s’impose la nécessité que les individus soutiennent des médias indépendants pour financer des travaux de recherche et d’enquêtes pour rendre des comptes à la société. Les organisations de la société civile peuvent tout aussi porter des initiatives de soutien aux médias qui veulent se lancer dans l’investigation à grande échelle.
Yvens Rumbold
Sources consultées
- Stapenhurst, Rick (2000), The Media Role in Curbing Corruption.
- Stonbely, Sarah (2017), Comparing models of collaborative journalism, Center for cooperative Media, NJ: Montclair State University. 70 p.
- OCDE (2018), Le rôle des médias et du journalisme d’investigation dans la lutte contre la corruption, oecd.org/fr/corruption/Le-role-des-medias-et-du-journalisme-d-investigation-dans-la-luttecontre-la-corruption.pdf
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