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Pourquoi les médias ont tant de mal à trouver les Petrochallengers ?

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 L’immobilisme, les intérêts mesquins et la paresse de certains journalistes effacent les Petrochallengers dans les médias.

 

C’était prévisible. Au lendemain de la grande manifestation du 9 juin, ceux qui intervenaient dans presque toutes les émissions de grande écoute étaient la clientèle favorite de la presse traditionnelle. Ils intervenaient sur la belle réussite de la mobilisation qui a fait défiler des dizaines de milliers de gens dans les rues d’Haïti. Dans cette clientèle, il ne manque pas les figures politiques qui se sont à maintes reprises cassés les dents en convoquant le peuple aux grands rassemblements. Ils font surtout partie de ceux qui n’ont pas pu rassembler 1% des votes aux dernières élections.

Il n’y a pas qu’eux qui intervenaient. Il y a eu aussi les figures de proue du système que les dizaines de milliers de manifestants dénonçaient hier. Ils ont toujours été les premiers servis par cette presse qui s’est révélée un rempart incontournable du statu quo.

La manifestation a été convoquée par les jeunes Petrochallengers regroupés sous le label #NouPapDòmi. Ils avaient défini le parcours et cherché autorisation auprès de la police. Et comme d’habitude -c’est de bonne guerre!- tous les secteurs ont porté leur voix. Les opportunistes qui ne cherchent qu’à remplacer les figures du système se sont aussi engouffrés. Ces derniers se sont bâti une expertise en surfant toujours sur les grandes vagues. Et comme d’habitude, ils se font les plus bruyants.

Ceux dont les reporters essaimaient étaient pourtant les vieux caciques de la politique. Une politique qu’ils font comme métier sans jamais parvenir à définir les contours et concevoir un discours qui porte. Ce sont eux que les journalistes sur place laissent en grande partie commenter le déroulement de l’évènement. Ils deviennent ainsi la voix de la revendication des Petrochallengers.

Aussi anodin que cela puisse paraitre, il s’agit d’un positionnement politique clairement affiché par les médias. Ce sont en fait de vieux routiers qui maitrisent parfaitement leur stratégie. En 2004, lorsqu’il fallait chasser Jean Bertrand Aristide du pouvoir, les principaux médias se sont ligués pour ne point donner la voix aux représentants de son parti. Et lorsqu’ils le faisaient, ils s’assuraient bien que le temps de parole qui leur est imparti soit totalement limité.

En faisant passer les Petrochallengers dans la catégorie des « faits divers », les journalistes savent pertinemment que cela fait bien le jeu des politiciens qui sont sous le « spotlight » entre-temps. La boucle sera bouclée lors des prochaines élections, car, ceux qui font partie de la connivence, sortiront tous contents. Il n’est un secret pour personne que la classe politique et certains journalistes font souvent bon ménage.

Une faute professionnelle érigée en déontologie

Depuis des années, les médias en Haïti érigent une faute professionnelle en déontologie. La presse ne va que rarement à la rencontre des voix et des histoires diversifiées. Les journalistes ne font pratiquement plus de reportages et la tendance au laisser-aller a pris les devants. Cette paresse se trouve confortée par les émissions de libre tribune, où, pour combler les temps creux, ils font intervenir leurs favoris par téléphone. Et c’est ainsi qu’ils ont forgé des monstres au fil du temps. Ils ont ainsi conçu des gourous et des pontifes pour chaque secteur.

Dès qu’il faut parler d’économie, il y a Kesner Pharel, Eddy Labossière et Pierre Marie Boisson qu’il faut parfois doser avec une pinte de Camille Chalmers. La nouvelle tendance ouvre le boulevard à Etzer Emile. Pour la société civile, il y a Rosny Desroches et Edouard Paultre. Pas plus. Ensuite, vient le monsieur des droits humains, Pierre Espérance, et son binôme, Marie Yolène Giles.

La politique compte aussi ses experts. Stanley Lucas a l’omniscience pour avoir une opinion sur tout ce qui se passe en Haïti et dans le monde. Dans un passé récent, Sauveur Pierre Etienne occupait ce boulevard. Et les autres, ce sont ces mêmes visages qui se partagent les places dans les émissions de grande audience où ils ressassent les flatteries et les lieux communs.

Le pays est ainsi phagocyté par quelques grands médias de Port-au-Prince. Leurs programmes sont relayés dans toutes les villes de province et dans la diaspora par des stations qui elles, n’ont pas de programmation. C’est ainsi que la société a fini par se faire à l’idée, qu’au-delà de ce gotha créé par ces médias, il n’y a personne qui peut émettre des idées et offrir d’autres perspectives.

Beaucoup de journalistes assimilent les revendications contre la corruption à un mouvement politique dont les bases ont été calculées.

L’effort de milliers de personnes qui s’activent réellement à créer de la vraie valeur ajoutée est ainsi gommé. Les intellectuels qui produisent des idées neuves ne trouvent pas de place sur ces plateaux où les idées simplistes font la loi. Les organisations qui font la vraie différence sur le terrain et les entrepreneurs qui créent de la richesse dans l’économie n’ont pas voix au chapitre. La presse a ainsi renforcé l’idée que, au-delà de sa clientèle, la société est totalement vide.

Si les vrais experts qui produisent des idées sont escamotés, il y a certainement un intérêt. La représentation dans les médias a longtemps été un tremplin pour accéder à l’espace politique. Les retours d’ascenseurs se font visibles lorsque les pouvoirs font de leurs journalistes, ministres, conseillers et porte-paroles. Les plus subtils jouissent de ces privilèges sous couvert de prête-noms ou de contrats d’entreprises. Cette pratique n’est pas exclusive à Haïti, soulignons-le.

Avec le temps, les vieilles pratiques se sont installées comme des réflexes. Et, c’est malheureusement à travers cette œillère que la presse haïtienne a appréhendé le mouvement des Petrochallengers. Peu rodés aux analyses approfondies, beaucoup de journalistes n’ont pas su prendre de la hauteur pour réaliser qu’ils font face à un phénomène sociologique différent. Ils assimilent automatiquement les revendications contre la corruption à un mouvement politique dont les bases ont été calculées.

Pour que PetrocaribeChallenge ait un vrai sens à leurs yeux, fallait-il que quelques figures se démarquent rapidement du lot pour faire le pèlerinage traditionnel sur les plateaux d’émissions, au nom du troupeau. L’exercice se révèle d’autant plus pénible lorsque les analyses se font avec leur clientèle traditionnelle qui certainement est à court d’idées nouvelles. Le raccourci est ainsi vite pris : si les Petrochallengers sont peu présents dans les débats, c’est parce qu’ils sont injoignables.

Invisibles sous leurs yeux

Pourtant, dans les manifestations, les Petrochallengers sont présents par dizaines de milliers sous les yeux des reporters. Ce sont eux qui constituent les foules immenses que les objectifs des caméras rapportent à la télé et sur le web. Certains ont fait leurs premiers pas dans le mouvement vindicatif à partir des évènements qui ont débuté en aout 2018 devant la Cour des Comptes. D’autres ont participé pour la première fois dans une manifestation, le 9 juin dernier. Ils ont chacun une histoire à raconter.

Ancrés dans leur immobilisme et paralysés par les vieilles pratiques, les médias ne les voient pas. Et justement, les Petrochallengers sont dans les rues pour dénoncer aussi ces genres de pratiques. PetrocaribeChallenge est le prétexte pour la jeune génération de remettre en question tout un système avec sa façon de faire la politique, de diriger l’économie et aussi… de faire la presse.

Comme au sein toute corporation, le conservatisme a tendance à prévaloir dans les médias. Il est souvent difficile de supporter les critiques surtout lorsque celles-ci mettent à nu les défaillances et les faiblesses. La presse haïtienne doit comprendre que le changement que la rue réclame l’interpelle également à un profond examen de conscience. Et cela ne doit pas s’arrêter là.

Il est vrai que les vieilles habitudes ont la vie dure, mais lorsque le changement veut s’imposer, il balaye tout sur son passage. Le changement d’Haïti doit aussi passer par une nouvelle façon de pratiquer les médias.

Ralph Thomassaint Joseph

Directeur de la Publication à AyiboPost, passionné de documentaire.

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