Trois employés travaillant pour des Organisations non gouvernementales contactés par AyiboPost confirment des licenciements de personnel ou réévaluation de la durée de leurs contrats à la baisse
Privée du soutien financier de l’USAID depuis fin janvier 2025, l’organisation féministe Marijàn doit réadapter son projet visant l’accompagnement et la sensibilisation contre les violences faites aux filles et aux femmes dans les camps de déplacés.
La nouvelle administration américaine bloque une grande partie de l’aide internationale des États-Unis à travers l’agence des États-Unis pour le développement international ( USAID ) pour une période de trois mois, en attendant une « réévaluation et réalignement » de cette aide sur les intérêts des États-Unis.
Un communiqué du département d’État en date du 28 janvier 2025 annonce une « dérogation d’urgence humanitaire » favorisant la continuation des « aides humanitaires vitales ».
Mais cette dérogation ne s’applique pas aux programmes dits de diversité, d’équité, d’inclusion et d’accessibilité ( DEIA ).
Depuis l’entrée en vigueur du décret signé par le président américain Donald Trump, plusieurs organisations haïtiennes bénéficiaires de ces aides confient à AyiboPost avoir reçu l’ordre de cesser leurs opérations.
Trois employés travaillant pour des Organisations non gouvernementales contactés par AyiboPost confirment des licenciements de personnel ou réévaluation de la durée de leurs contrats à la baisse.
« Nous sommes obligés de renvoyer près de 35 % de notre personnel. C’est quasiment un programme entier » déclare à AyiboPost Nathalie Vilgrain, coordonatrice de Marijàn.
Selon la responsable, le projet, démarré en septembre, devrait atteindre près de 100 000 bénéficiaires directement et 300 000 indirectement.
L’administration américaine annonce mettre fin au financement de programmes DEIA, jugés « radicaux et inutiles ».
C’est devenu très compliqué, explique Vilgrain, « dans un contexte où des cas de violences sexuelles sont en augmentation dans les camps de déplacés ».
D’autres organisations ont suivi les instructions.
C’est le cas de la Fondation pour la santé reproductive et l’éducation (FOSREF), qui annonce l’arrêt des opérations dans un mémo adressé à ses employés affectés au Plan d’Urgence Présidentiel de Lutte contre le SIDA (PEPFAR), obtenu par AyiboPost.
Cinq organisations et fondations bénéficiaires de ces aides et partenaires de l’USAID – dont GHESKIO et Papyrus – contactées par AyiboPost ont dit choisir de ne pas intervenir sur la situation pour le moment.
« C’est une catastrophe pour des organisations locales » indique Nathalie Vilgrain à AyiboPost.
Deux spécialistes et un ancien haut cadre du ministère de la Santé publique et de la population contactés par AyiboPost soulignent la nature ambiguë de cette aide, mais aussi les risques de son blocage pour le pays.
L’USAID est créée en 1961 sous l’administration du président américain John F. Kennedy avec pour mission de promouvoir la croissance économique, la santé, l’éducation et la démocratie dans les pays en développement, mais aussi contrer l’influence soviétique dans le contexte de la guerre froide.
En Haïti, cette agence intervient en finançant des projets et organisations dans divers domaines comme l’agriculture, la santé, l’humanitaire, l’environnement, etc..
En 2024, l’USAID a alloué 416 millions de dollars à Haïti, soit 17 % du budget national pour l’exercice fiscal en cours, qui est de 323 milliards de gourdes.
230 millions pour l’urgence humanitaire, 100 millions destinée à la rubrique santé et population, 15 millions pour l’agriculture, 12 millions pour l’éducation, 19 millions pour la santé maternelle et infantile ainsi que la planification familiale, 58 millions pour la lutte contre le sida, entr’autres.
La proportion de l’aide internationale en Haïti – dont une grande partie va dans le secteur de la santé – a toujours été critiquée, soulevant des débats sur son impact sur l’économie locale et la souveraineté nationale.
Un ancien haut cadre du ministère de la Santé publique et de la population contacté par AyiboPost dit reconnaître les défauts découlant de l’aide américaine dans le système de santé haïtien.
« Voilà maintenant 30 ans que j’alerte sur les risques liés à cette dépendance grandissante du système de santé haitien par rapport aux Etat-Unis », explique cet ancien cadre sous couvert d’anonymat.
« J’ai toujours dit que le jour où les USA décideraient de ne plus donner leurs aides en Haïti, ce serait une catastrophe pour ce pays » rajoute-t-il.
La décision des États-Unis de bloquer ses financements survient dans un contexte de crise politique et humanitaire en Haïti marquée par une hausse des activités des gangs.
Selon l’organisation internationale pour les migrations ( OIM ), le nombre de personnes déplacées par la violence des gangs à l’intérieur du pays s’élève à plus d’un million en janvier 2025.
À cela s’ajoutent les déportations annoncées ou déjà effectuées par les États-Unis et la République dominicaine.
Le gel concerne un montant de neuf millions de dollars destiné à l’OIM à travers l’USAID pour la mise en place de structures visant à aider le pays à accueillir des personnes déportées.
Selon la coordination nationale de la sécurité alimentaire ( CNSA ), près de cinq millions de personnes sont en insécurité alimentaire.
Une enquête d’AyiboPost publiée en juillet 2024 révèle que de plus en plus de jeunes sont infectés par le VIH en Haïti.
Deux spécialistes contactés par AyiboPost soulignent l’inefficacité de l’aide étrangère – notamment celle américaine – en Haïti ces dernières années.
L’aide américaine en Haïti, selon Jake Jhonston, chercheur principal au Centre de Recherche en Économie et Politique ( CEPR ), « contourne généralement les organisations et les gouvernements locaux, ce qui érode les capacités là où elles sont précisément nécessaires ».
Dans la décennie suivant le séisme de 2010, poursuit Jhonston, « près de la moitié des dépenses de l’USAID ont été attribuées à des entreprises à but lucratif situées dans le Maryland, la Virginie ou Washington, D.C. »
« L’année dernière, seulement 7 % des dépenses de l’USAID pour Haïti ont été directement allouées à des entités locales » indique le chercheur à AyiboPost.
Même s’il reconnaît qu’elles « soulagent » parfois certaines communautés dans le pays, l’économiste Camille Chalmers veut être prudent en parlant « d’aides ».
L’économiste souligne que l’USAID est un instrument très important dans la politique externe des États-Unis.
« Cette agence a toujours joué un grand rôle dans la mise en place de politiques économiques en Haïti, confortant la dépendance du pays de l’extérieur au fil des années » explique à AyiboPost le représentant de la Plateforme Haïtienne de Plaidoyer pour un Développement Alternatif ( PAPDA ).
Dans une étude publiée en 2022, l’avocate et chercheuse canadienne Sandra Wisner explique que, dans les années 1980, l’imposition par les États-Unis de politiques de libéralisation commerciale, à travers les conditions de prêts de l’USAID et des institutions financières internationales, a conduit à « une insécurité alimentaire généralisée, compromettant ainsi le droit à l’alimentation de nombreux Haïtiens ».
Johnston et Chalmers critiquent « l’ingérence » de l’USAID dans certains pays, dépassant le simple cadre de l’aide.
En effet, présente dans plus de 100 pays à travers le monde, l’agence a été accusée à plusieurs reprises d’ingérence politique dans plusieurs pays.
Comme ce fut le cas à Cuba où elle a été accusée de financer un réseau social cubain dans le but d’affaiblir le pouvoir de Raul Castro entre 2009 et 2012.
Elle a été aussi critiquée pour ses interventions au Venezuela et en Bolivie. Mais aussi en Afghanistan et au Soudan du Sud.
Une enquête réalisée par Jake Jhonston pour le compte du journal Al Jazeera en 2015 révélait que l’USAID a financé des groupes soutenant le candidat Michel Joseph Martelly – actuellement sous sanction des États-Unis pour trafic de drogues – lors des élections présidentielles de 2010.
Elon Musk, chargé du département de l’efficacité gouvernementale au sein de l’administration Trump, promeut l’idée de fermer définitivement l’agence qui est actuellement placée sous contrôle du département d’État américain.
Pour Jake Jhonston, le placement de l’USAID sous le contrôle du département d’État exacerberait les difficultés actuelles.
Car, selon le chercheur, une telle décision pourrait engendrer une privatisation accrue dans de nombreux domaines problématiques de l’aide étrangère aux détriments des flux de financement pour l’aide humanitaire.
Si pour l’économiste Camille Chalmers, ces institutions, comme l’USAID, sont souvent traversées par des contradictions internes, la restructurer ou la dissoudre ne veut pas dire que l’objectif des États-Unis, qui est, selon lui, d’affaiblir les autres États, changera.
Face aux incertitudes, des organisations locales tentent de s’adapter.
Sur Facebook, le centre GHESKIO annonce qu’en raison du blocage de l’aide, la PrEP, un outil clé de prévention du VIH, est désormais réservée aux femmes enceintes et allaitantes, excluant ainsi d’autres femmes à risque, dont les victimes de violences sexuelles.
« Nous essayerons de voir quels types de services on peut continuer à offrir », assure Nathalie Vilgrain de l’organisation Marijàn.
Mais, poursuit-elle, « la société civile ne peut pas toujours continuer à offrir des services que l’État devrait pouvoir fournir à ses citoyens ».
Par Wethzer Piercin
Couverture | Photo portrait du président américain Donald Trump, accompagnée d’une affiche représentant l’USAID. Collage : Florentz Charles / AyiboPost – 11 février 2025
► AyiboPost s’engage à diffuser des informations précises. Si vous repérez une faute ou une erreur quelconque, merci de nous en informer à l’adresse suivante : hey@ayibopost.com
Gardez contact avec AyiboPost via :
► Notre canal Telegram : cliquez ici
► Notre Channel WhatsApp : cliquez ici
► Notre Communauté WhatsApp : cliquez ici
Comments