En novembre 2016, le Conseil Exécutif de l’Université d’Etat d’Haïti renvoie 19 étudiants. Il les accuse d’être les auteurs du vol de 200 chèques appartenant aux employés de l’institution. Cependant, un rapport d’enquête de la Direction centrale de la Police judiciaire désavoue catégoriquement ces affirmations.
Le 14 novembre 2016, le Rectorat de l’Université d’État d’Haïti (UEH) annonce dans un communiqué la disparition de 200 chèques émis au nom des employés de l’institution. Dix-neuf étudiantes et étudiants accusés de ce vol sont expulsés de l’UEH sans possibilité de réintégration. Cependant, un rapport d’enquête de la Direction centrale de la Police judiciaire (DCPJ) déposé au Parquet de Port-au-Prince le 22 juin 2017 a révélé que 188 chèques avaient disparu, au lieu des 200 mentionnés par le Rectorat. Le rapport a indexé un messager du Palais national, un policier et un caissier de la BRH comme présumés coupables.
Des élections à l’UEH sur fond de crise
Neuf mois plus tôt, un groupe d’étudiants — issus pour la plupart de la Faculté d’Ethnologie, de l’École normale supérieure et de la Faculté des Sciences humaines — investissait les locaux du Rectorat de l’Université d’État d’Haïti et la Direction des Études post-graduées pour exiger la réforme de l’institution et la démission de son Conseil Exécutif dirigé par le recteur Jean Vernet Henry. Indifférent aux revendications soulevées, le Conseil exécutif a organisé des élections pour renouveler ses membres alors que les étudiants continuaient d’occuper les bureaux de l’institution.
En mai 2016, M. Fritz Deshommes est élu Recteur. Un groupe de professeurs dont l’ancien Premier ministre Jack Guy Lafontant, a déploré des élections « réalisées dans la clandestinité par des ruses et des subterfuges en dehors de tout cadre réglementaire et tout principe d’éthique qui devraient caractériser l’Université ». La crise s’est amplifiée et les activités académiques ont été paralysées au sein de plusieurs Facultés.
Les contradictions autour des chèques disparus
Finalement, le 29 juillet 2016, des agents de la PNH chassent les étudiants contestataires des locaux du Rectorat suite à un jugement rendu en faveur des nouveaux dirigeants de l’UEH, par le Tribunal de la Section Est de Port-au-Prince. Lors de cette opération, 13 étudiants ont été appréhendés puis relâchés sans qu’aucune charge n’ait été retenue contre eux.
Le 5 août 2016, le commissaire du gouvernement de l’époque, Me Danton Léger, a mis sous scellé les locaux du Rectorat de l’Université. Malgré tout, des agents de la PNH et de la compagnie de sécurité « Bull Dog » y sont restés pendant plusieurs semaines.
Dénonciation du vol
Dans une note adressée à la communauté universitaire le 14 novembre 2016, portant uniquement la signature du recteur Fritz Deshommes, le Conseil Exécutif expulse 19 étudiant-e-s ayant pris part aux mouvements de contestation. Ils sont accusés d’actes de vandalisme, de vols de biens publics et privés, de destructions d’archives. « Près de 200 professeurs, de fonctionnaires, d’employés n’ont pas encore pu recevoir leurs chèques de salaire du mois de janvier 2016, lesquels ont été subtilisés à l’occasion de l’occupation du Rectorat. Et de ces chèques totalisant plus de 4 millions de gourdes, 12 au moins ont été encaissés [à la BRH] pour un montant dépassant un demi-million », lit-on dans la note.
Le 25 juillet 2017, l’Unité de communication du Rectorat publie une note contenant de larges modifications : « 196 chèques totalisant 4 976 760,50 gourdes ont disparu suite à l’occupation, par des étudiantes et étudiants ». Au lieu de 12, la note indique que « 16 chèques, représentant un montant de 565 997,22 gourdes, parmi les 196, ont été indûment payés, après qu’au moins deux banques commerciales ont été induites en erreur. Ils ont été frauduleusement encaissés par vagues successives en avril, août 2016 et janvier 2017 ».
Or, à la fin du mois d’octobre 2016, la Direction de la Caisse et du Réseau de la BRH informait le directeur des affaires administratives de l’UEH, Thadal Étienne, que la Banque avait bloqué l’encaissement de 175 des chèques disparus, mais 12 autres avaient déjà été payés. Pourquoi l’Unité de communication du Rectorat atteste-t-elle que des encaissements frauduleux ont été effectués en janvier 2017 ? Cela suppose que, dans l’intervalle, des mesures n’auraient pas été prises pour bloquer le paiement des chèques au niveau de la BRH. Or ce n’est pas le cas puisque l’administration de la Banque avait gelé les chèques restants depuis le 26 octobre 2016. Donc un encaissement en janvier 2017 serait impossible.
Règlement de comptes ou déni de vérité ?
26 octobre 2016, le secrétaire général de l’UEH Wilson Dorlus informe le recteur Fritz Deshommes qu’un citoyen nommé Mascelin D’Haïti s’identifiant comme messager au bureau de communication du Palais national, avoue avoir encaissé cinq des chèques disparus au montant total de 179 063 84 gourdes. « Ses relations personnelles avec le caissier de la BRH Pierre Antoine Phanord, lui [ont permis] d’encaisser des chèques de salaire au nom des employés de l’État, même en l’absence de ces derniers » peut-on lire dans la lettre du secrétaire général. Plus loin, Mascelin D’Haïti aurait déclaré à Wilson Dorlus qu’il ne se souvenait pas de la personne « qui lui avait apporté les chèques et à qui il avait remis l’argent. Il sollicite l’aide de l’UEH pour retracer cette personne ».
Pourtant, moins de trois semaines après ces révélations, le Conseil Exécutif de l’Université annonce le renvoi de 19 étudiants de l’institution universitaire dans un communiqué portant la signature du recteur Fritz Deshommes. Ce, sans faire appel aux institutions compétentes pour mener une enquête afin d’établir les faits.
Suivant la note du Conseil, les étudiants sont à l’origine du vol de chèques des employés de l’UEH. Cependant, elle n’a fait aucune mention des aveux de Mascelin D’Haïti, messager au Palais national. La communauté de l’Université d’État d’Haïti (étudiants, professeurs, personnel) a-t-elle été induite en erreur ? Qui avait intérêt à dissimuler les révélations du messager du Palais national ?
La DCPJ s’en mêle
Le 22 juin 2017, le Bureau des affaires financières et économiques de la DCPJ soumet un rapport d’enquête sur le vol des chèques au Rectorat au Parquet de Port-au-Prince. Le document fait état de seulement 5 individus impliqués dans l’opération : Mascelin D’Haïti (le messager au bureau de communication du Palais National), Pierre Antoine Phanor (un caissier à la BRH), Stevenson Loulou, Jean Sony Doralus et son cousin policier Réginald Auguste.
Suite à l’audition de ces 5 présumés coupables, les enquêteurs de la DCPJ ont conclu que 12 parmi les 188 chèques subtilisés au Rectorat, ont été encaissés au guichet de la BRH. Le montant s’élève à 511 863,74 gourdes.
Les nommés Mascelin D’Haïti et Jean Sony Doralus sont à l’origine du vol selon les autorités policières. Leurs complices Stevenson Loulou et Pierre Antoine Phanor sont impliqués dans les encaissements à la BRH. La DCPJ ne fait aucune mention d’une implication des étudiants.
En ce qui concerne le policier Reginald Auguste, il a été accusé par son cousin d’avoir participé dans les transactions. Lors de son audition, Jean Sony Doralus avoue sans preuve aux enquêteurs « qu’il a remis les chèques volés à son cousin Réginald Auguste pour qu’il puisse les viser avant de lui confier le soin de les transmettre à Mascelin D’Haïti pour les liquider ». Toutefois, il importe de signaler que le policier admet que lui et son cousin Jean Sony avaient l’habitude de participer dans l’achat louche de chèques émis par d’autres institutions comme la Caisse d’Assistance Sociale (CAS).
Au final, le Bureau des Affaires financières de la DCPJ « défère en état les nommés Jean Sony Doralus et Mascelin D’Haïti pour vol de chèques et association de malfaiteurs et souhaiterait que des mandats d’amener soient décernés à l’encontre des nommés Pierre Antoine Phanor et Stevenson Loulou ».
Encore des zones d’ombres
En substance, nous avons prélevé de graves incohérences dans les différentes notes émanant de l’institution universitaire en rapport au vol des chèques. D’abord, les données relatives au nombre de chèques disparus ne sont pas compatibles. Ensuite, des informations clés ont été dissimulées dans les différents communiqués adressés à l’opinion publique. Pour les dirigeants de l’UEH, les étudiants expulsés sont responsables du vol des chèques. Cependant, les enquêteurs de la DCPJ exposent une version différente des faits. Dans leur rapport, aucun nom d’étudiant n’a été cité lors de l’audition des 5 présumés coupables. À ce propos, nous avons tenté en vain d’obtenir un entretien avec Wilson Dorlus, le secrétaire général de l’UEH, afin de nous éclairer la lanterne.
Du côté des étudiants qui n’ont pas toujours accès aux salles de cours, ces derniers nous ont appris qu’ils ont assigné en justice le recteur Fritz Deshommes depuis décembre 2017. Ils attendent une décision finale du Parquet de Port-au-Prince. Entre temps, le premier juge qui était chargé de l’affaire a été démis de ses fonctions en janvier 2018.
Au final, la crise qui sévit à l’Université d’État d’Haïti depuis plus de trois ans est loin d’arriver à son terme malgré la reprise des cours au sein des différentes Facultés.
Feguenson Hermogène
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