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Tensions entre la police haïtienne et les Kényans

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Deux mois après le débarquement des 400 agents étrangers, des frustrations et des méfiances des deux côtés risquent de rendre la collaboration dysfonctionnelle

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La Police nationale d’Haïti et les forces kényanes doivent ensemble lutter contre la violence des gangs.

Mais deux mois après le débarquement des 400 agents étrangers, des frustrations et des méfiances des deux côtés risquent de rendre la collaboration dysfonctionnelle.

Un haut cadre de la mission kényane contacté par AyiboPost insiste sur la détermination de ses agents à lutter contre les gangs.

Il accuse certains policiers haïtiens qui « ne se montrent pas collaboratifs envers nos troupes présentes sur le terrain ».

Cinq policiers haïtiens — dont trois ayant collaboré directement avec les forces kényanes — expriment à AyiboPost leurs préoccupations quant à la motivation et à la capacité des Kényans à mener à bien la lutte contre l’insécurité en Haïti.

Ils critiquent le refus des Kényans de pénétrer certaines zones à risque.

Lire aussi : Les Kényans disent avoir repris l’hôpital général. Faux, répondent des policiers.

Ces tensions ont éclaté au grand jour avec la publication d’au moins une note vocale dans laquelle des agents haïtiens se plaignent de la réticence des Kényans lors d’une intervention en cours à Bel-Air et Solino depuis le 28 août 2024.

En réponse, le haut cadre de la mission critique la diffusion « d’informations opérationnelles » par des agents de la PNH. Il dénonce une « campagne de désinformation » visant à « ternir l’image » de la mission.

Les barrières linguistiques compliquent les relations.

Un policier haïtien affirme à AyiboPost se sentir mal à l’aise lorsque les Kényans passent de l’anglais au swahili pour certaines conversations.

Des problèmes structurels se trouvent en soubassement des tensions.

Un policier haïtien affirme à AyiboPost se sentir mal à l’aise lorsque les Kényans passent de l’anglais au swahili pour certaines conversations.

Trois agents haïtiens expriment des frustrations liées à la disparité salariale et au traitement différencié dont bénéficient les policiers étrangers et haïtiens.

Les Kényans déployés en Haïti perçoivent un salaire mensuel de 1 490 dollars, soit sept fois le revenu moyen d’un policier haïtien.

« C’est difficile d’imaginer une collaboration efficace entre les deux forces en considérant ces différences », explique Garry Jean-Baptiste, porte-parole du Syndicat de la Police Nationale d’Haïti (SPNH-17).

Les deux structures peuvent collaborer, selon Jean-Baptiste, mais les autorités doivent adresser ces disparités « dans les plus brefs délais ».

Une source proche du gouvernement contactée par AyiboPost reconnaît les différences salariales.

« Les Kényans sont des expats et ils sont traités comme tels », selon la source.

« Le gouvernement avait des limites pour adresser les revendications salariales dans le budget rectificatif, poursuit la source. Mais des augmentations substantielles seront insérées dans le prochain budget 2024-2025 pour adresser notamment la question des primes de risque et de l’assurance santé ».

Lire aussi : L’accord complet signé avec le Kenya pour la force multinationale

Selon un cadre de l’ONU, les Kényans ont pris la décision de ne faire aucune intervention sur le terrain sans les Haïtiens.

Cette décision se justifie par la méconnaissance du terrain par les Kényans, et aussi pour le partage des responsabilités en cas de dérapages, poursuit la source qui demande l’anonymat — ainsi que les cadres et policiers cités dans cet article — parce qu’elle n’est pas autorisée à prendre la parole.

Dans les coulisses, les membres de la force kényane se plaignent d’un manque de personnel et de matériel. Ils critiquent aussi la qualité de la plupart des équipements à leur disposition.

Certains blindés tombent en panne en pleine opération ou ne sont pas adaptés au combat, selon des témoignages recueillis par AyiboPost auprès de policiers haïtiens sur le terrain.

« Les bandits exploitent ces faiblesses », commente un autre policier haïtien proche des opérations.

« Ce sont des ambulances », dit l’un des agents. Les Kényans font du mieux qu’ils peuvent mais il reste difficile d’échanger des tirs avec les bandits en étant à l’intérieur de certains des blindés. »

Le 23 août, le gouvernement américain a livré 24 nouveaux véhicules blindés en soutien à la force multinationale.

Le secrétaire d’État américain Antony Blinken doit visiter Haïti cette semaine, apprend AyiboPost d’une source au courant des démarches.

Il n’est pas clair si les États-Unis, plus grand financier de l’initiative, accèderont aux demandes additionnelles de matériel.

La mission dite multinationale a obtenu la bénédiction de l’ONU en octobre 2023. A terme, elle doit réunir 2 500 membres.

Les autres pays ayant promis des soutiens en personnel tardent à honorer leurs engagements.

« Les Kényans ont hâte que la mission devienne réellement multinationale pour retirer le focus sur eux », commente la source onusienne.

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Dans l’attente des renforts, le gouvernement veut augmenter l’implication des Forces armées d’Haïti dans la lutte contre les gangs.

Une campagne de recrutement a été lancée au début du mois d’août pour embaucher des centaines de nouveaux soldats.

L’institution, connue par le passé pour des coups d’État et violations des droits humains, a été démantelée en 1995, puis remobilisée 22 ans plus tard.

Des observateurs soulèvent à AyiboPost les risques de politisation, ainsi que les potentielles difficultés d’articulation avec la police et les forces étrangères — dont la mission principale reste d’accompagner la police.

En juin dernier, le nouveau ministre de la Défense, Jean Marc Berthier Antoine, a mis l’armée en position de combat, dite Condition D.

Le gouvernement n’avait pas été informé de cette décision, selon deux sources proches de l’administration.

Antoine a été immédiatement convoqué par le gouvernement, d’après les deux sources.

La démission du ministre choisi pour devenir membre du gouvernement par le regroupement EDE-RED-Compromis Historique avait alors été évoquée, mais il a expliqué sa décision et promis — selon les deux sources — de ne pas recommencer à prendre des décisions unilatérales.

Dans l’attente des renforts, le gouvernement veut augmenter l’implication des Forces armées d’Haïti dans la lutte contre les gangs.

Le 20 août dernier, le général Derby Guerrier a remplacé le général Jodel Lessage au poste de commandant en chef de l’armée d’Haïti.

Cette décision a été prise parce que le conseil présidentiel voulait promouvoir de nouvelles têtes dans la police et l’armée.

Et l’âge avancé de Lessage, 70 ans, a été le principal critère de sa mise à pied, selon une source proche du gouvernement.

Joint au téléphone par AyiboPost, le général Lessage déclare ne pas connaître les raisons de son remplacement.

Il révèle quitter l’armée avec un peu plus de 1 000 soldats, et des contraintes pour loger, armer, entraîner et transporter les soldats.

« On a un effectif insuffisant et des équipements insuffisants », déclare le général Lessage.

Joint au téléphone par AyiboPost, le général Lessage déclare ne pas connaître les raisons de son remplacement.

La structure EDE de l’ancien premier ministre Claude Joseph, le ministère de la défense et l’armée ont été contactés via email. Cet article sera mis à jour en cas de réaction.

Les gangs armés qui terrorisent le pays ont forcé plus d’un demi-million de personnes à fuir leurs maisons cette année.

Ces groupes armés poursuivent leurs entreprises criminelles, et étendent leur influence, malgré la présence d’une force étrangère dans le pays.

Dans une note de presse en date du 26 août 2024, la police kényane fait état « d’avancées significatives » enregistrées dans la lutte pour rétablir la sécurité dans le pays.

Des policiers haïtiens en activité sur le terrain tempèrent ces déclarations.

« Certains soldats kényans ont la volonté de se battre, mais je constate que beaucoup d’entre eux ont très peur d’affronter les bandits », évoque un des policiers à AyiboPost.

Un autre agent haïtien déclare ne plus ressentir la même motivation à travailler aux côtés des officiers kényans. « Ils ne semblent pas préparés à affronter ce qui les attend sur le terrain », commente-t-il.

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En réalité, les policiers étrangers jouent sur un fil tendu.

D’un côté, les structures humanitaires insistent sur la protection des civils dans les zones d’interventions.

De l’autre, ils doivent composer avec les ébullitions de l’actualité du Kénya où le président, William Ruto, se trouve fortement contesté.

« La mission est en Haïti après un forcing du président Ruto », observe une source des Nations unies. « En cédant aux pressions, on risque d’envoyer des cercueils au Kenya : ni la primature, ni les Kényans ne veulent commencer à perdre des hommes. »

Par  Wethzer Piercin et Widlore Mérancourt

Image de couverture : Un policier haïtien observe l’arrivée du deuxième contingent de policiers kényans à l’aéroport Toussaint Louverture le 16 juillet 2024 | © Jean Feguens Regala/AyiboPost

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Wethzer Piercin est passionné de journalisme et d'écriture. Il aime tout ce qui est communication numérique. Amoureux de la radio et photographe, il aime explorer les subtilités du monde qui l'entoure.

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