Échanges avec le professeur Robert Jr. Fatton sur la crise actuelle, le rôle du grand voisin américain, et les pistes pour une sortie de ce qu’il appelle une « démocratie de façade »
Haïti commence la nouvelle année avec une crise constitutionnelle, longtemps annoncée. Cette crise s’ajoute à une économie moribonde, terrassée par les assauts du coronavirus qui, s’il a fait moins de victimes que pronostiquées, n’a pas moins envoyé des employés au chômage, et entamé le flot des transferts de la diaspora. Quatre millions d’Haïtiens avaient besoin d’alimentation en urgence l’année dernière, selon le rapport d’un organisme des Nations unies.
Le mandat du président Jovenel Moïse arrive à terme en 2021, d’après la Constitution. Le camp au pouvoir rejette cette interprétation de la loi mère. L’ambassade américaine, l’Organisation des États américains et les Nations unies se jettent dans la mêlée pour supporter la position du Parti Haïtien Tet Kale et, ce faisant, rejeter l’avis des constitutionnalistes du pays, du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire, et d’une large partie de la société civile.
Dans cette entrevue, le professeur Robert Fatton analyse la position étasunienne. Il dégage des pistes historiques et conjoncturelles pour permettre de comprendre la persistance d’une politique haïtienne unique, même après la récente élection de Joe Biden.
Robert Fatton enseigne au département politique de l’université de Virginie. Entre autres réflexions sur la chose haïtienne, il a publié « Haïti, une république de prédation », « Les racines du despotisme haïtien » ou « Haïti : piégé dans la périphérie ». Cette année, il sort un livre qui compare l’exceptionnalisme haïtien et américain.
Cette entrevue a été condensée et éditée, pour plus de clarté.
AyiboPost: Quelle est votre analyse de la situation actuelle en Haïti ?
Robert Fatton : C’est une crise de longue durée. Depuis la chute de la dictature Duvalier, nous avons toujours affronté des problèmes systémiques, avant, pendant et après les élections. Il n’y a rien qui soit véritablement nouveau. Nous avons eu cette crise avec l’élection de Michel Martelly, nous l’avons eue avec l’élection Jovenel Moïse.
On peut se rappeler 1994 et 1995. La communauté internationale déclarait alors le contraire de ce qu’elle déclare maintenant. Quand Aristide était retourné, il voulait avoir un mandat de cinq ans. On lui avait dit que les cinq années sont des années constitutionnelles, et non des années passées effectivement à la présidence du pays.
Maintenant, la communauté internationale déclare le contraire puisqu’elle dit à Jovenel Moïse que son mandat se termine l’année prochaine.
Nous avons des crises constitutionnelles pratiquement chaque décennie dans le pays. Nous avons toujours une crise constitutionnelle depuis l’adoption de la loi mère de 1987.
Ce qui est étonnant, c’est que même quand on veut changer la constitution on le fait d’une manière inconstitutionnelle. Les gens qui veulent changer la constitution ne l’ont jamais respectée. Ce ne sont pas seulement les Haïtiens. Il y a aussi la communauté internationale qui parle de démocratie, mais ignore royalement le document majeur de la vie politique en Haïti.
Il y a des causes structurelles pour la faillite politique en Haïti. Et là, il faut aller dans les questions économiques. Nous avons un pays qui est en train de sombrer sous le poids du néolibéralisme, qui a véritablement fait des dégâts en Haïti et globalement.
La crise économique fait d’Haïti un pays périphérique dans le système économique mondial où nous sommes en train de produire des choses dont nous n’avons pas besoin, et nous ne produisons pas ce dont nous avons besoin surtout dans l’agriculture, afin de nourrir la population.
Comment expliquer la position des États-Unis sur la crise actuelle ?
Les États-Unis, c’est l’empire. Et l’empire ne veut pas de changements profonds. Ce qu’ils veulent c’est la stabilité politique en Haïti, même s’il s’agit d’une stabilité instable. Sinon, ils utilisent l’OEA, les Nations unies et ses troupes afin de rétablir un peu l’ordre politique.
Les États-Unis ont des intérêts et pas d’amis. Les intérêts des États-Unis, c’est de maintenir la puissance économique et stratégique américaine et de maintenir les structures qui permettent la domination américaine sur du moins les Caraïbes et l’Amérique latine. C’est une politique qui a ses contradictions, parce que c’est une politique qui parle de démocratie, mais cet élan se trouve entamé en face des intérêts économiques et stratégiques.
Avec Joe Biden, il y a un habit multiculturel, mais le corps de l’empire est toujours là.
Il ne faut pas se faire des illusions à propos de la politique extérieure des États-Unis. Que ce soit Donald Trump, que ça soit Joe Biden, Barack Obama ou Bill Clinton, il y a continuité plutôt que rupture.
Avec Joe Biden, il y a un habit multiculturel, mais le corps de l’empire est toujours là. Il y a un renouveau, mais c’est sans grande substance, à part un langage plus amical, moins xénophobe et raciste. On le voit avec les questions d’immigration où malgré tout, Biden arrive à la présidence et d’un coup, les Haïtiens sont déportés vers le pays. Le langage a changé, mais les structures sont les mêmes.
Les États-Unis ont-ils un rôle dans ce que vit Haïti aujourd’hui ?
Les États-Unis ont toujours quelque chose à voir dans ce qui se passe non seulement en Haïti, mais dans l’Amérique latine et les Caraïbes. Les Mexicains disent si près des États-Unis et tellement loin de Dieu. Je crois qu’il s’agit d’une expression qui exprime très bien les relations entre les États-Unis et l’Amérique latine et les Caraïbes. Rien ne se passe en Haïti sans une certaine complicité des États-Unis.
Chaque fois qu’il y a une crise, nous savons que les États-Unis sont là pour intervenir. Parfois, l’intervention est positive, d’autres fois c’est moins positif, mais ils sont toujours là. Les États-Unis sont le chef de la communauté internationale, présentée comme amis d’Haïti.
Rien ne se passe en Haïti sans une certaine complicité des États-Unis.
Quand vous regardez ce qui se passe au point de vue politique et économique, c’est très clair que les États-Unis ont un rôle parfois décisif et déterminant. J’oserais même dire que si ce pays déclare qu’un président d’Haïti n’est plus démocratique, ça sera la fin de ce président. Ce que les États-Unis décident à des moments critiques est tout à fait déterminant pour la politique intérieure haïtienne, comme pour sa politique extérieure.
Est-ce qu’il y a des précédents historiques qui peuvent aider à comprendre la position des États-Unis sur la crise actuelle ?
Il faut remonter à la période révolutionnaire d’Haïti en 1804. L’esclavage faisait la puissance notamment de la zone sud des États-Unis. Des présidents comme Jefferson et Madison avaient des esclaves. [Les États-Unis n’ont reconnu l’indépendance d’Haïti qu’en 1862, soit 58 ans après la révolution]
Depuis ces époques, nous avons des relations très compliquées avec les États-Unis. Plus récemment, nous avons eu l’occupation américaine au XXe siècle. Sous Duvalier, il y a eu un support très clair de la dictature parce qu’il y avait la crainte de l’avènement d’un régime à la Fidel Castro, en l’absence de Duvalier.
Nous avons vu la politique tout à fait contradictoire sous Jean Bertrand Aristide. Quand il a été renversé, on peut se rappeler qu’on avait des tensions à l’intérieur même de l’appareil politique américain. D’un côté, vous aviez le département d’État et les élites noires américaines qui supportaient un certain changement en Haïti et qui affichaient un certain support pour Aristide. D’un autre côté, il y avait l’appareil sécuritaire des États-Unis (CIA, département du Pentagone) qui étaient contre Aristide. Cela a créé des tensions et même le coup d’État qui a renversé Aristide.
Cela a changé à nouveau avec le retour d’Aristide sous Bill Clinton. C’est un retour qui avait affaibli les structures du changement qui auraient pu être établies sous le régime de Lavalas. Aristide avait dû signer des documents avec la Banque Mondiale et le Fonds monétaire international. Cela a créé des problèmes économiques.
Il y a eu l’intervention en 2004 quand Aristide est parti.
L’élection de Préval était très compliquée, et les États-Unis s’y étaient mêlés. Les élections de Michel Joseph Martelly ont vu madame Clinton intervenir pour décider quel candidat elle voulait.
Vous parlez de « predatory democracy » (démocratie de prédation) en faisant référence à Haïti. Décrivez pour nous les mécanismes de cette forme de démocratie.
Nous avons une façade démocratique en Haïti. Nous avons des élections qui sont toujours très mal conduites. Nous avons une presse qui peut dire plus ou moins ce qu’elle veut dire, donc il y a une certaine liberté de la presse que nous n’avions pas sous la dictature de Duvalier. Bien que de temps en temps, des journalistes sont assassinés.
Rien n’a changé au point de vue structurel. La classe politique et la classe économique dominent la société haïtienne. C’est une société fondamentalement divisée entre une petite couche qui se porte très bien au point de vue économique et la vaste majorité des Haïtiens, exclue des bénéfices de cette économie.
La classe politique promet toutes sortes de choses, mais dès qu’elle arrive au pouvoir, elle utilise le pouvoir afin de s’enrichir.
La classe politique promet toutes sortes de choses, mais dès qu’elle arrive au pouvoir, elle l’utilise afin de s’enrichir. L’un des grands problèmes d’Haïti est que l’appareil politique est fait pour enrichir les politiciens avec la corruption d’État. D’un autre côté, la classe possédante nourrit la classe politique. Il y a une division profonde entre ceux qui dominent l’appareil politique, ceux qui dominent les structures politiques et le reste du pays.
Lire aussi: Les troublantes similitudes entre le régime des Duvalier et l’administration de Jovenel Moïse
Les inégalités sociales sont telles qu’elles sont de plus en plus aigües. Dans cette démocratie de façade, les mouvements populaires sont réprimés, et même quand ils ne le sont pas, ils manquent les ressources nécessaires afin de changer le système.
Même quand il y a des résistances, elles peuvent être cooptées par les classes dominantes.
S’il n’y a pas une démocratie formelle en Haïti, comment peut-on qualifier le régime en place ?
C’est un régime où les institutions démocratiques existent, mais ne fonctionnent pas. Vous avez un Parlement qui ne fonctionne pas, des normes juridiques ineffectives, des élections qui ne fonctionnent pas et une Constitution non respectée.
Quand on attaque les institutions, on ne les détruit pas parce qu’il faut garder cette façade démocratique. Même si le Parlement ne marche pas, on dit qu’il y en a un. Même si la Constitution n’est pas respectée, tout le monde parle d’elle pour défendre ses intérêts et ses propres interprétations. Même chose avec le monde juridique, même chose avec les conseils créés pour organiser les élections.
La Constitution de 1987 prévoit un conseil électoral permanent. Pourquoi n’a-t-on toujours pas ce Conseil ? Parce que chaque régime qui arrive au pouvoir veut manipuler les élections.
Je veux néanmoins souligner qu’il y a une différence entre une dictature dure comme celle de François Duvalier, et ce que nous avons maintenant. Aujourd’hui, on peut parler, on peut manifester, même s’il y a parfois des répressions, on n’est pas continuellement dans la peur.
Nous avons une situation critique (corruption de plus en plus aiguë, kidnapping, insécurité, trafic de la drogue…), mais nous avons quand même un semblant de capacité démocratique où il y a possibilité de faire une certaine résistance au pouvoir établi. Il y a malgré tout une opposition qui peut s’exprimer. Il y a une certaine ouverture pour faire des changements même si elle reste excessivement étroite.
AyiboPost a récemment publié une analyse du sociologue, Roberson Edouard. De son point de vue, et l’opposition et le pouvoir trainent des cadavres dans leurs placards, et ces deux camps doivent laisser la place à des éléments de la société civile. Souscrivez-vous à cette analyse ?
Elle a une part de vérité. Le seul problème c’est que ces deux groupes ne vont pas s’en aller. L’opposition est ancrée ainsi que le pouvoir. L’on voit aussi une circulation entre opposition et régime au pouvoir. C’est du Machiavélisme. C’est une politique du ventre. Quand la plupart des élites politiques arrivent au pouvoir, elles ne font pas partie de la classe économique possédante. Elles utilisent le pouvoir politique afin de s’enrichir. Dès que vous avez un pouvoir établi, il se décompose à cause de cette politique du ventre. Et tous les cadavres s’accumulent. (…)
Quand on parle de société civile, de quoi parle-t-on ? Cette notion est pour moi compliquée. Si on le ne la définit pas, on ne peut pas savoir si ce ne sont pas des gens qui sont dans le même système politique. S’ils prennent le pouvoir, nous aboutirions à la même chose que nous avons maintenant.
Quand on veut des changements en Haïti, il faut d’abord parler de changer certaines structures fondamentales. Pour moi, la crise en Haïti est d’abord économique et elle crée toute sorte de symptômes morbides. Il faut changer la manière de faire l’agriculture. Il faut mettre l’accent sur la production intérieure pour la grande majorité des Haïtiens.
Il convient de rétablir un système agricole qui pourrait présenter une solution à cette crise démographique que nous avons. Quand vous allez à Port-au-Prince, au Cap, vous avez des bidonvilles partout parce que les gens qui travaillaient dans le monde agricole n’ont plus de ressources et ils vont vers les villes. Il n’y a pas de débouchés dans ces villes. Ces gens deviennent donc des lumpenprolétariats qui, afin de survivre, sont préparés à s’engager avec toutes sortes de forces politiques. C’est pourquoi nous avons les gangs et la drogue parce que les gens doivent vivre.
S’il n’y a pas un changement dans les structures économiques du pays, on pourra changer les Constitutions, on pourra changer de leaders, on arrivera toujours à ces genres de crises.
Qu’est-ce qui explique le silence de l’élite économique sur la crise actuelle ?
Ce qu’on appelle en Haïti le secteur privé se prononce parfois. D’habitude, il se prononce quand la crise est tellement avancée qu’il n’y a pas d’autres moyens que de se prononcer.
Quand on domine la situation économique, on a un certain contrôle sur le domaine politique. D’un autre côté, puisque le monde politique possède l’appareil de l’État, il peut représenter un danger pour le secteur privé. On l’a vu surtout sur Duvalier père. Quand il avait des problèmes, il s’attaquait au monde privé afin d’obtenir des ressources. Le monde privé est plus ou moins silencieux parce qu’il ne veut pas voir le monde politique s’attaquer à ses richesses et à ses propriétés.
Il existe des divisions dans la classe économique. Ces divisions sont des calculs politiques qui ne sont pas nécessairement des calculs pour le bien de la République. Ce sont des calculs très mesquins et à court terme.
Widlore Mérancourt
Les photos sont de Valérie Baeriswyl
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