Les témoins racontent à AyiboPost le déroulé de la scène macabre. L’aval d’au moins un des gangs du plus grand bidonville du pays n’a pas permis une sortie sans incident des travailleurs de la presse
Le dimanche 11 septembre 2022 s’annonçait ordinaire pour les travailleurs itinérants des médias en ligne en Haïti. Rompus aux reportages à chaud, ils ont couvert avec aise les ébullitions d’une manifestation menée par Fanmi Lavalas à Port-au-Prince dans la première partie de la journée.
Cette journée finira dans le sang. Mais les journalistes ne le savent pas encore lorsque sept d’entre eux s’embarquent sur quatre motocyclettes flanquées du mot « PRESSE » pour se rendre à Cité Soleil, une zone de conflit violent, partagée entre la brutalité impunie du gang G9, réputé proche du pouvoir, et la bande G Pèp, une coalition de bandits connue pour ses exactions sur les populations.
Vers midi, les jeunes, tous débrouillards et membres de structures médiatiques souvent sans squelettes administratifs, se dirigent vers le quartier de Brooklyn à Bois 9, dirigé par G Pèp pour interviewer la famille de Christella Delva, 17 ans, une jeune fille abattue la veille par une balle perdue, selon une demi-douzaine d’entrevues réalisées par AyiboPost auprès de témoins et d’individus informés de la situation.
Cité Soleil offre à la vue les images d’un territoire en guerre. Rien qu’en juillet dernier, près de 300 citoyens y ont perdu la vie à cause de la violence des gangs, selon un rapport du Réseau national de Défense des Droits de l’homme.
Pour l’excursion, les journalistes reçoivent l’aval des parents de la victime et d’un chef de gang, selon les révélations de Pierre Ricot, un journaliste de Patience Presse qui faisait partie du groupe.
À part le choc des maisons transpercées de balles et écrabouillées tel du papier mâché, l’entrée à Cité Soleil se fait sans encombre.
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Vers 3 h, les enregistrements prennent fin. Les journalistes fatigués empruntent avec angoisse le périlleux chemin du retour. Leurs quatre motos pétaradent et soulèvent un nuage timide de poussière grise sur leur passage.
Frantsen Charles et Tayson Latigue s’offrent une avance de quelques kilomètres et se trouvent en tête de l’équipée. À l’approche de l’hôpital de Médecins Sans Frontières, désormais fermé, ils tombent sur une embuscade : quatre individus lourdement armés se jettent sur les journalistes et les cribles de balles. Les trois autres motos s’enfuient dans la débandade pour se mettre à l’abri, témoigne Louisias Diego Malvoisin, un des « sauvés de justesse ».
Le sang rouge vif des journalistes de FS News et Tijèn jounalis s’est mêlé à la poussière étouffante de la route en terre battue. Les bandits semblent avoir emporté les corps. Et tard dans la soirée hier lundi, le Premier ministre, Ariel Henry, s’est dit « profondément choqué par la nouvelle de l’assassinat de deux jeunes journalistes », dans un message publié sur Twitter.
Ce carnage n’est pas une première. Les vagues de plus en plus puissantes de l’insécurité continuent d’emporter ou de contraindre à l’exil les travailleurs de la presse en Haïti. En janvier 2022, deux autres journalistes avaient été tués presque de la même manière. John Wesley Amadi et Wilguens Saint-Louis ont été brutalement assassinés à Laboule 12 en marge d’une interview avec un chef de gang de la zone.
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Un journaliste interviewé par AyiboPost qui faisait partie du groupe attaqué à Cité Soleil dit avoir remarqué dans les parages la présence d’hommes armés alors qu’ils se rendaient sur le lieu du rendez-vous. Il n’a pas voulu révéler son identité pour des raisons de sécurité.
Selon Louisias Diego Malvoisin, G9 aurait été informé de la présence des journalistes dans la zone. Les hommes armés se sont accaparé la moto et les matériels de travail des deux journalistes.
« Moi et un autre confrère avons dû laisser notre moto par terre pour aller nous cacher dans un jardin qui ne se trouvait pas trop loin, raconte Malvoisin. Avec réticence, un riverain nous a aidés à quitter la zone. »
Les trois autres journalistes ont rebroussé chemin à la hâte pour revenir à Bois 9. Pierre Ricot était dans ce groupe. Il explique avoir de la difficulté à croire qu’il est encore en vie. « Nous avons passé plus de 30 minutes sans succès à téléphoner les victimes », explique le journaliste.
Le dernier petit groupe quitte Cité Soleil à 5 h de l’après-midi. Contactée par AyiboPost pour avoir sa position sur la situation, la ministre de la Culture et de la Communication, Emmelie Prophète, était injoignable.
Président de l’Association Haïtienne Nationale des médias en ligne, Godson Lubrun croit qu’il faut une presse professionnalisée et régulée en Haïti afin de stopper les cadavres.
Le Collectif des médias en ligne condamne l’assassinat des deux journalistes. Membre du CMEL, Robeste Dimanche, fait savoir que des démarches sont en cours pour récupérer les cadavres.
Photo de couverture : Enrico Dagnino pour Paris Match
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