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Que révèle le drapeau déchiqueté hissé au parlement haïtien ?

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Que ce soit dans des espaces publics ou privés, il est devenu courant de voir le drapeau haïtien flotter dans un piteux état. Le désintéressement envers l’état physique du bicolore national dévoile un problème de civisme, selon des sociologues

Au Parlement haïtien, des journalistes ont filmé un drapeau déchiqueté par le vent, flottant un bon après-midi, le mardi 14 janvier 2020, à un moment où des sénateurs de la République défendaient corps et âme leurs mandats. Malgré des reportages, des articles et des critiques sur les réseaux sociaux, le drapeau flottait encore sur le mat du Parlement jusqu’au vendredi 17 janvier 2020.

Au Parlement haïtien, des journalistes ont filmé un drapeau déchiqueté par le vent. Photo: Ayibopost / Samuel Céliné

Les autorités municipales de Port-au-Prince non plus, ne se préoccupent pas du drapeau. Au cimetière de Port-au-Prince, on a photographié des drapeaux qu’on a abandonnés aux caprices du vent au Mémorial du 12 janvier 2010. Les autorités communales ont attendu la veille de la commémoration du 10e anniversaire du séisme pour remplacer les morceaux de drapeaux abîmés sous l’effet de la pluie, du soleil et du vent.

En 2017, au Ministère de la Communication le bicolore haïtien a été filmé flottant à l’envers, c’est-à-dire, le rouge en haut et le bleu en bas. Les critiques acerbes sur les réseaux sociaux ont porté les responsables à corriger l’erreur, mais aucune explication n’a été fournie sur l’incident.

Au cimetière de Port-au-Prince, on a photographié des drapeaux qu’on a abandonnés aux caprices du vent. Photo: Ayibopost / Samuel Céliné

Pourtant, un drapeau qui flotte à l’envers, comme ce fut le cas au Ministère de la Communication traduit le passage aux mains ennemies du bâtiment où flotte l’étendard. C’est également un signe de détresse international et universel.

Ainsi, le Ministère de la Communication n’a pas respecté l’article 3 de la Constitution qui dispose que : « L’emblème de la Nation haïtienne est le drapeau qui répond à la description suivante : a) deux bandes d’étoffe d’égales dimensions : l’une bleue en haut, l’autre rouge en bas, placées horizontalement ; b) au centre, sur un carré d’étoffe blanche, sont disposées les Armes de la République. c) Les Armes de la République sont : Le Palmiste surmonté du Bonnet de la Liberté et, ombrageant de ses Palmes un trophée d’Armes avec la Légende : L’Union fait la Force ».

Les autorités haïtiennes infligent pareil traitement au bicolore national, alors qu’il est presque partout dans le monde condamné de laisser flotter un drapeau dégradé, décoloré, sale ou qui s’est enveloppé autour de son mat.

Ces trois exemples prouvent que la plupart des dirigeants du pays, qu’ils soient au niveau de l’Exécutif, du Législatif ou des Municipalités ne se soucient guère de l’état des drapeaux qui flottent dans le ciel haïtien. Ces mauvais exemples sont repris par le secteur privé qui, régulièrement, met de côté le respect dû au drapeau national.

Effritement des valeurs

Ces cas d’insouciance envers le drapeau sont révélateurs d’un manque de civisme selon le professeur Georges Wilbert Franck qui rappelle que « le drapeau est le signe visible de la patrie ». Aussi, le drapeau traduit la liberté d’une nation et mérite d’être traité avec révérence. Selon lui, « la relation qu’entretient un citoyen avec son drapeau traduit sa relation avec sa patrie ».

Cependant, en Haïti, cette valeur a tendance à s’effriter depuis des décennies, aux dires du professeur. D’après son constat, les autorités qui, jadis, imposaient « hypocritement aux citoyens » le respect du drapeau ont jeté l’éponge « depuis bien des décennies ».

Aujourd’hui, face à des autorités qui vivent dans l’oubli de l’importance du drapeau, le professeur Georges Wilbert Franck souligne que, nombre de citoyens haïtiens ne comprennent pas le symbolisme que charrie le drapeau. « Autrefois, on voyait les véhicules de l’État arborer le drapeau national. Cela appartient désormais au passé. On peut même tomber sur des institutions et des écoles fonctionnant sans drapeau puisque la montée des couleurs n’est pas une priorité même au sein des écoles ».

Le professeur en déduit que le traitement infligé au drapeau signifie que le concept « pays ne veut rien dire pour les dirigeants ».

Importance du civisme

Selon le sociologue Jean Robert Joseph, l’enseignement du civisme est d’une importance capitale pour une nation souhaitant cultiver le patriotisme chez ses citoyens. Pour lui, le sentiment patriotique qu’on admire chez les citoyens de certains pays résulte de la formation civique inculquée aux enfants sur les bancs de l’école.

Il souligne que le patriotisme est une construction ayant pour base la formation civique même. Sinon, c’est le chaos d’une société formée de citoyens peu concernés, n’ayant aucun attachement à leur communauté.

Pourtant, cette instruction civique se révèle être une charge supplémentaire pour certains responsables d’écoles qui s’en défont avec la complicité des autorités de l’éducation.

Education à la citoyenneté 

Autrefois, à travers l’instruction civique et morale, les écoles haïtiennes formaient les élèves à la citoyenneté. Depuis les années 2000, ce manuel est écarté du système éducatif. Cette décision est, pour Ronald Fils, le directeur du Collège Apôtre Paul « une bien bonne manière pour les autorités de prouver qu’elles ne forment pas des citoyens pour Haïti ».

Pour se démarquer, le directeur dit dispenser un cours « d’éducation à la citoyenneté », de la 7e année fondamentale au Secondaire 3 au sein de son école. Pour dispenser ce cours, les professeurs utilisent le programme du ministère de l’Éducation nationale (MENFP).

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Selon Ronald Fils, le MENFP ne fait aucune injonction aux écoles pour l’application de ce programme. Le résultat alors, est visible : « Chaque école enseigne ce qu’elle veut aux élèves selon la vision du directeur », regrette-t-il.

Face à cette porte laissée ouverte par le Ministère, Fils confie que certains directeurs « font un calcul économique en éliminant de leur programme certains cours perçus comme des surplus les obligeant à se débourser pour payer des professeurs qui déjà [sont] très rares ». Et d’ajouter : « C’est généralement le cas pour l’éducation à la citoyenneté ».

La population donne au drapeau le même traitement qu’il reçoit de l’État

Pour le sociologue Jean Robert Joseph, le traitement du drapeau est le résultat direct du rapport existant entre les citoyens et un État. Selon lui, « le traitement que donnent les citoyens aux symboles de l’État comme le drapeau, les monuments historiques, les fêtes nationales et les patrimoines est fonction de la relation qu’entretient cet État avec ses citoyens ». Donc, ce n’est pas étonnant si les citoyens voient en ces espaces des ennemis à abattre quand ils vivent dans un État favorisant l’injustice sociale.

Ce rapport est complexe aux dires du sociologue qui explique que, mêmes ceux qui sont en position d’autorité aujourd’hui ne sont pas exempts de cette relation de haine. « Les autorités viennent de la société, de la même école d’insouciants et des mêmes partis politiques en manque d’idéologie », avance Jean Robert Joseph pour expliquer le fait que ces autorités reproduisent les mêmes mépris des symboles de l’État quand ils sont eux-mêmes au pouvoir.

Éviter le chaos

Tout comme le professeur Georges Wilbert Franck, le sociologue Jean Robert Joseph estime que la maltraitance du drapeau a rapport à un manque de civisme. Ils plaident tous pour un retour à l’instruction civique au sein des écoles.

Cependant, tenant compte du faible taux de scolarisation dans le pays, Jean Robert Joseph estime que l’instruction civique doit aller plus loin qu’un retour au « J’aime Haïti ». Pour lui, il faut une implication des organisations populaires et paysannes, des églises et des médias qui doivent promouvoir la citoyenneté.

Poète dans l'âme, journaliste par amour et travailleur social par besoin, Samuel Celiné s'intéresse aux enquêtes journalistiques.

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