Le dernier livre de Makenzy Orcel est sorti le 19 février dernier. Feuilletage avec Frédéric L’Helgoualch
Là-bas, l’autre indifférent ignore la Révolution et ses espoirs, les enfants de La Saline séparés par les machettes cerbères comme l’âme embrasée du houngan.
Il ne connaît pas plus les silences calculés des chancelleries Lumières, les festins vénézuéliens que les jeux sans fin de l’Empire étoilé,
« Démiurge
lamentablement tombé au combat
au milieu des tempêtes atteintes de la rage
mille neuf cent bêtes
les hyènes se ruent
entrelacées dans leur passion décoratrice
et s’en prennent à sa chair
un spectacle de voluptés
Démiurge ivre de mort
le gourou
tout illustre qu’il était
sut lâcher ses troupes au croisement des feux
dans ces lieux isolés au fond du temps
rendus inhabitables par leur putréfaction ».
Même la rigoise et les marrons, il les a oubliés : pourquoi réagirait-il alors, l’autre, aux bruits lointains et diffus des rues Caraïbes ? Le télédiol ne porte pas si loin et c’est toute la mémoire d’un peuple qui serait kidnappée par un oubli entretenu sans les artistes haïtiens, poètes, romanciers, peintres et artivistes de langue créole, française, anglaise ou encore espagnole. Jamais l’Art, il faut le redire, le clamer, n’a été aussi lame défensive et bouclier qu’en Haïti.
« Bruit d’une porte violemment claquée au nez de l’avenir nous débordons le cadre du rêve naufrage ».
« La poésie n’est pas censée comprendre. Seulement sentir. Sentir jusqu’à pleurer ou vomir » faisait dire Makenzy Orcel à sa triste héroïne dans « Les Immortelles ». Avec ce « Pur Sang » épileptique qui se lit d’une traite, le lecteur — l’autre — se retrouve sans souffle ni voix, la confiance du poète placée entièrement dans la force évocatrice des mots, ces alliés sûrs. Ne sont-ce pas eux d’ailleurs que les tyrans tentent toujours de dompter en premier, force vitale vampire extraite du silence des terres terrifiées ?
L’encre-sang sait mettre à jour le sérum corrompu jusqu’au-delà des océans : là est le danger des poètes. Réveiller les consciences cataleptiques, porter les voix fracassées des « frères de fiasco »
« bruit d’une porte violemment claquée au nez de l’avenir nous débordons le cadre du rêve
naufrage »
Rues de l’enfance Martissant, « l’éternel quartier les tortilles dans du fumier
les feux verts du corps nu de l’aimée
fièvres aux contours d’infini
le père non-courageux
le creux des humbles
tandis que l’horreur bat son plein autour de lui sans l’atteindre
ainsi du moins se veut la légende », humiliations kakasansavon et absence-amputation ou quand l’avenir devient une promesse qui ne sera pas tenue. Errance visa, putes parisiennes, « au fond des bras d’un mannequin de cire à Shanghai » : à l’ombre pesante de la mort répond le besoin des caresses impures « de la rue de Dunkerque rayures sauvages
exposées à tous les vents du Nord »
Réchauffer le sang, grimaces des suppliciés en tête.
« une larme sèche de l’autre côté de l’écran
fils ne rentre pas
mais s’effondre encore là-bas
au milieu d’un film assassin »
Sourire, main protectrice et mots d’une mère :
« tu disais fils si le soleil refuse de se lever va le réveiller »
Mais cosmogonie perdue, ombre animale : le sang hurle la plume se brise. L’intime douleur cernée comme toujours par la matrice commune, par les
« siècles de peurs insonorisées
noyées broyées en miettes morceaux
au passage des vents chacals » : enchevêtrement de feu
« la peine capitale de mère
celle de tous les fils morts
des peuples du vide
solitude invoquant vainement des seigneurs paumés dans leur panthéon de graisse »
« Pur Sang’, galop furieux, transe hypnotique ou le parcours d’Orcel et le destin haïtien entrant en résonance, pacte de sang scellé, vertige du lecteur tèt en ba, écho des mots affranchis, de l’épure virtuose. Spirale assaut des pensées et des réminiscences sanglantes, tourbillon hommage à sa mère, à son peuple, mais aussi hurlement de rage impuissante.
« me revoilà au pied de vos saints nègres et torves courbé jusqu’à n’être
couvre-feu
aussitôt un homme trépigne
nouveau livreur de pneus enflammés »
Déchouquer les ténèbres et s’élancer à nouveau vers l’incertain, océan d’épreuves mais force irréductible, les mots de mère en tête :
« tu disais fils si le soleil refuse de se lever va le réveiller »
« Pur Sang », de Makenzy Orcel, éd. de La Contre-Allée
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