L’ANI fait peur
La majeure partie des experts contactés par AyiboPost refusent de s’exprimer publiquement sur la décision du président Jovenel Moïse de créer l’Agence nationale d’intelligence à travers un décret pris le 26 novembre 2020.
Ils avancent avoir peur d’éventuelles représailles, de la part des agents de cette nouvelle structure.
Ainsi, deux avocats, deux historiens, un recteur et trois politiciens contactés ont tous décliné nos demandes d’interviews. « Le bâtonnier Monferrier Dorval est assassiné pour avoir osé dire ce qu’il pense », argumente au téléphone un des historiens.
De telles réactions sont fréquentes chez des citoyens vivant sous des régimes autoritaires. Elles ne cadrent pas à une société démocratique comme Haïti qui garantit la liberté d’expression. Cette autocensure constitue probablement un indicateur du climat de « peur » qui couvre le pays, sous la présidence de Jovenel Moïse.
« Nous avons déjà commencé à surveiller beaucoup de choses dans le pays… », a d’ailleurs déclaré mardi le président de la République, faisant référence au travail de l’ANI. Cette sortie suggère que le Chef de l’État a passé outre les recommandations de l’Office de la protection du citoyen, qui demandait la modification du décret créant l’agence controversée.
Décret en réparation ?
Le très controversé décret était au garage au Palais National, depuis la publication de l’avis de l’OPC le 30 décembre.
Le conseiller du président de la République, Guichard Doré confiait, bien avant la sortie de Jovenel Moïse, que le palais national était en train d’ajuster le texte en prenant en compte les recommandations de l’OPC. « Le texte sera publié sous peu dans le Moniteur », révélait Guichard Doré, sans indiquer une date précise.
Après analyse, l’OPC appelait l’exécutif à « revoir les articles liés à la nomination du directeur général de l’ANI et la mission de ses membres » et à « envisager une procédure claire pour que les agents puissent répondre de leurs actes en cas de violation grave des Droits Humains ou d’excès de zèle ».
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Selon les critiques de l’OPC, « au lieu d’assigner l’ANI à un rôle marginal ou subsidiaire en matière de mission de police courante », le décret confère aux membres de l’agence « des prérogatives pour agir comme de véritables agents de la police judiciaire. Cela est inadmissible ».
Pour l’office, ces articles « ouvrent la voie à des risques d’abus d’autorité, de violations graves des Droits humains ou de bavures qui pourraient à eux seuls, justifier pleinement le statut de justiciable des personnels de l’agence ».
L’OPC note aussi, qu’en plus de conduire à une duplication des fonctions courantes et routinières de la police, les prescrits du décret permettent à l’ANI de s’affranchir de la mission de prévention qui guide tout service secret ou d’intelligence, pour s’inscrire dans un cadre de répression.
Contacté, le protecteur du citoyen, Renan Hédouville n’a pas souhaité donner son opinion sur le dossier.
Protestations unanimes
L’exécutif avait accepté de modifier le décret qui crée l’ANI le 16 décembre dernier quelques jours après une pluie de réactions venant de la communauté internationale.
Le Core Group, composé de pays comme les États-Unis, le Canada, le Brésil, avait, dans un communiqué publié le 12 décembre, exprimé, ses « inquiétudes » face à la publication du décret portant création, organisation et fonctionnement de la structure.
L’ambassade des États-Unis en Haïti a twitté pour dire ses craintes quant à une « érosion de la démocratie » en Haïti.
Outre ces critiques, la création de l’Agence avait déjà suscité une levée de boucliers de la part de divers secteurs de la société haïtienne contre cette décision qui, selon plus d’un, met la démocratie en péril.
Opinion | Les masques disparaissent
Evans Paul a été Premier ministre dans l’administration de Michel Joseph Martelly. Il parle de la nécessité pour Haïti d’avoir un service secret afin de mieux anticiper les évènements et protéger ses citoyens.
Il souligne cependant des articles qui semblent mettre les Droits humains en question. L’ancien Premier ministre rappelle la nécessité d’éviter de générer un problème de violation des Droits humains en voulant lutter contre le phénomène de l’insécurité.
Himler Rebu se connaît en sécurité pour avoir été ancien colonel des Forces armées d’Haïti et secrétaire d’État à la sécurité publique en Haïti. Pour lui, il n’y a pas de doutes : l’ANI, tel qu’elle a pris naissance, rappelle les « tontons macoutes » qui terrorisaient la population du temps de la dictature des Duvalier.
Au-dessus des lois
Le décret du 26 novembre octroie le plein pouvoir aux agents de l’ANI qui peuvent entrer n’importe où et réaliser des perquisitions et des saisies dans l’anonymat le plus total.
« Le respect de l’anonymat des agents est strict à l’exception du directeur général du renseignement et de l’inspecteur général du renseignement », peut-on lire dans le document.
De plus, les agents n’ont pas à répondre de leurs actes devant les autorités judiciaires. « Aucune action en justice ne peut être intentée contre un agent pour les actes posés dans le cadre de l’exercice de ses fonctions sans les sanctions administratives préalables de l’Inspection générale des Services de Renseignement et sans l’autorisation expresse du président de la République ».
Seul l’ANI peut prendre des sanctions contre ses membres, et si elle ne les prend pas, aucune instance ne peut lui forcer la main. Les agents rendent compte régulièrement au président de la République, selon l’article 68 du décret.
Haïti compte pourtant une pléiade de « petits » services secrets. Le sociologue Luné Roc Pierre Louis dénote que des institutions comme la primature, le Ministère de l’Intérieur, la police nationale, l’armée et le palais national ont déjà des embryons de services d’intelligence.
Selon le professeur, le président aurait dû simplement, par arrêté, nommer un responsable de service secret qui aurait à fusionner ces différents embryons et centraliser le service.
De la sorte, le directeur général du service secret aurait à rédiger une proposition de loi afin d’asseoir l’institution sans créer un environnement propice aux violations des droits humains.
Samuel Celiné
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