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Pourquoi le taux de change baisse-t-il autant ?

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Depuis l’adoption du taux de change flottant en 1991, c’est la première fois que la gourde s’est appréciée autant, et pendant si longtemps

La gourde ne cesse de s’apprécier. Au 17 août 2020, le dollar américain s’achetait à 120,50 gourdes. Ce 30 septembre, le taux n’est plus que de 67 gourdes à l’achat. Cette tendance ne semble pas près de changer. Le dollar semble detrôné.

Si cette appréciation de la monnaie locale fait rêver, l’euphorie peut s’arrêter brutalement. L’économie nationale, particulièrement le taux de change, a déjà connu des épisodes de baisse et de remontée spectaculaires.

« En 2004, après la chute de Jean Bertrand Aristide, le taux a connu une chute vertigineuse en l’espace de quelques jours, explique Thomas Lalime, économiste. Le 24 mars 2004, le taux de référence était de 39,75 gourdes pour un dollar. Le 26, il n’était que de 27,75 gourdes. »

Au moment où tout le monde s’attendait à une baisse encore plus conséquente, le dollar a repris du poil de la bête. « Le lendemain, 27 mars, il fallait désormais 37 gourdes pour acquérir un dollar », rappelle Thomas Lalime.

Aucun rapport avec les théories

Le taux de change est la quantité de devises qu’il faut dans une monnaie, pour en acheter une autre. Comme il s’agit d’achat et de vente, le marché des changes réagit selon les lois de l’économie, particulièrement celle de l’offre et de la demande. Si le dollar est rare, il faut en général plus de gourdes pour l’acheter. Et s’il est abondant, c’est l’inverse. C’est ainsi que le taux de change fluctue.

Lorsque la BRH injecte des dollars dans l’économie, c’est pour augmenter l’offre de cette devise, et ainsi agir à la baisse sur la quantité de gourdes qu’il faut pour l’acquérir. Cela provoque le plus souvent une légère baisse du cours du dollar, et une appréciation de la gourde, qui prend de la valeur.

Mais selon les spécialistes, la chute du dollar observée depuis quelque temps ne répond à aucune loi économique. « On observe plutôt un mouvement psychologique, dit Riphard Sérent, économiste, professeur à l’Université Quisqueya. La panique peut s’installer sur le marché des changes à partir d’un rien. »

Lire aussi : Comprendre le taux de change et pourquoi il est aussi instable en Haïti

Dans son document « Note sur le marché des changes », la BRH admet qu’elle peut intervenir pour « atténuer une appréciation conjoncturelle ou contenir une dépréciation de la gourde, sans lien direct avec les fondamentaux de l’économie. »

Pour Thomas Lalime, on aurait tort de penser que les avertissements des économistes, concernant la production nationale, le déficit budgétaire, n’étaient pas fondés. « La surchauffe qu’il y a sur le marché ne remet rien en question, dit-il. On parlait souvent des mesures structurelles comme le déficit budgétaire, mais on pensait aussi au conjoncturel, comme le pouvoir de marché des banques. »

Nouvelle méthode d’intervention

Ce n’est pas la première fois que la BRH décide de mettre des dollars sur le marché, afin de calmer les spéculations des agents économiques. Mais comme c’est la première fois que les effets sont si forts, il convient de se questionner sur ce qui a changé. Il est difficile de le savoir, car la Banque centrale ne publie pas en temps réel les informations sur ses interventions.

Mais selon Riphard Sérent, la Banque des banques a été très intelligente. « En vendant son dollar aux banques commerciales, dans le cadre de l’injection, la BRH leur donne des conditions, explique le professeur. Elle catégorise les acheteurs de dollars, et prévoit le pourcentage que la banque commerciale doit réserver pour chacune de ces catégories. Elle exige que les banques respectent une marge qui ne doit pas être supérieure à 50 centimes sur chaque dollar revendu. »

Lire également: Voilà pourquoi l’État haïtien ne peut pas fixer le taux de change

Ainsi, si la BRH leur vend le dollar américain à 70 gourdes, les banques ne peuvent pas le revendre à plus de 70,50 gourdes. Ensuite, chaque jour, la banque centrale vend son dollar à un prix plus bas que la veille. « De cette façon, avec la même marge qu’elles doivent respecter, les banques sont obligées de réduire le taux qu’elles pratiquent », révèle Riphard Sérent.

De plus, la Banque centrale ne se contente pas de vendre des dollars, mais elle en a acheté aussi. « Si on fait le calcul, on s’aperçoit que la banque centrale a injecté 18 millions de dollars par semaine, dans l’économie. L’injection nette de la BRH, c’est-à-dire la différence entre les dollars vendus et achetés, est entre 6 et 10 millions de dollars. C’est comme si en fait elle n’avait injecté que ce montant-là », dit l’économiste.

La conséquence est que la banque centrale a assez de devises au cas où elle voudrait injecter la même quantité de dollars. « Elle pourrait si elle le veut réintroduire sur le marché ces dollars qu’elle a rachetés », pense Riphard Sérent.

Théories du complot?

D’autres informations circulent sur les raisons de la baisse si drastique du taux de change. Une source de AyiboPost, en général bien informée, assure que la Banque centrale utilise une autre stratégie. Elle vendrait des dollars directement aux grands demandeurs, principalement les importateurs : « La Banque centrale vend aux importateurs un dollar négocié sur la base de son taux de référence. Or le taux de référence, qui est une moyenne, est plus bas que le taux des banques commerciales. »

Comme les importateurs sont parmi les plus gros clients de ces banques commerciales, celles-ci ont intérêt à leur offrir un taux meilleur que celui de la BRH, pour les retenir. « Le taux de référence est un taux qui date de la veille. Elle est une moyenne des taux pratiqués par les banques commerciales. « Puisque les banques baissent leur taux, de façon à attirer les importateurs, poursuit notre source, le taux de référence va baisser de plus en plus chaque jour. Et parce le taux de référence baisse, les banques sont obligées de réduire leur taux également. »

Cette stratégie a une limite : à la fin de l’intervention de la BRH, les banques commerciales reprendront la main. « Elles sont patientes, et c’est pour cela qu’elles limitent la quantité de dollars qu’elles vendent aux clients. Lorsque le dollar va recommencer à s’apprécier, elles perdraient de l’argent si elles avaient déjà vendu tous leurs dollars, aux taux actuels. » On dit que les banques spéculent.

Ces informations ne sont pas vérifiées. La BRH, contactée à ce sujet, n’a pas réagi. L’article sera mis à jour si la Banque centrale accepte d’intervenir.

Toujours précautionneuse

Pour limiter les spéculations sur le marché des changes, la Banque de la République d’Haïti a un arsenal de mesures. Les transferts reçus de l’étranger, dans les bureaux de change, seront remis en gourdes par exemple, prévient la circulaire 114,2 de la BRH. Mais une autre mesure fait obligation aux banques d’avoir une position cambiste nulle, à la fin de la journée.

« La BRH exige que les banques revendent tous les dollars qu’elles ont achetés au cours d’une journée, explique Thomas Lalime. S’il y a un surplus de dollars, la BRH les rachète, au taux de référence. »

Lire enfin: Les bureaux de transfert décident le taux de change et payent en gourde. C’est du vol!

La Unibank et la Capital Bank ont été sanctionnées par la Banque centrale pour certains manquements. Le leader du marché bancaire, Unibank, a reçu la plus grosse sanction, pour 865,4 millions de gourdes. L’un des motifs de cette sanction était qu’elle ne respectait pas cette position cambiste nulle. Cette rubrique consistait en 0,4 % du montant de la sanction.

La gourde a commencé à s’apprécier peu de temps après l’annonce des sanctions. Certains pensent qu’elles auraient beaucoup à voir dans cette appréciation. Valery Ralph Valière, économiste, ne le voit pas de cet œil. « Si c’était le cas, la gourde ne s’apprécierait pas autant, croit-il. Et de plus, toutes les banques n’auraient pas été affectées, alors que les sanctions ne concernent que deux d’entre elles.»

Rester prudent

Même si la gourde tend à prendre de la valeur de plus en plus, les spécialistes s’accordent à dire que le frein sera bientôt pressé. Riphard Sérent ne croit pas que le taux de change continuera de baisser en deçà de 60 gourdes. « Nous serons bientôt en octobre, et c’est à cette époque que [les grands magasins] passent des commandes pour les fêtes de Noël, dit-il. Il y a aussi les familles dont les enfants étudient à l’étranger qui devront leur envoyer des transferts. »

Si le dollar recommence à prendre de la valeur, la réaction la plus probable du marché sera de se précipiter pour l’acquérir avant qu’il soit plus cher. Or cette pression sur le dollar américain est l’une des raisons pour lesquelles sa valeur était si grande.

En spéculant sur une montée du dollar aussi spectaculaire que la descente de la gourde, on reviendra au point de départ : un dollar roi. Et comme les raisons structurelles comme l’inflation, le contrôle du déficit budgétaire, le manque d’investissement direct étranger sont encore présentes, il sera difficile de le détrôner.

D’après Thomas Lalime, tout détenteur de dollars, dans ces temps incertains, doit adopter un seul comportement : l’observation.

Jameson Francisque

Journaliste. Éditeur à AyiboPost. Juste un humain qui questionne ses origines, sa place, sa route et sa destination. Surtout sa destination.

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