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Pour fuir l’impôt locatif, des propriétaires laissent l’extérieur de leur maison inachevé. Ils ont tort.

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Contrairement à ce que l’on pense, achevée ou pas, toute maison est assujettie au paiement de cet impôt

À l’angle des rues Alerte et Magloire Ambroise se trouve la maison de Jean-Luc Merisier. Au rez-de-chaussée il y a un magasin, et des chambres occupées par des locataires se trouvent à l’étage. L’intérieur de cette bâtisse est agréable, et les murs et le plafond sont recouverts d’une belle couche de peinture. 

Mais, les façades de la maison sont bien différentes. À part la façade principale, les autres sont inachevées, sans peinture ni crépi. Selon Onaldson François, neveu de Merisier qui gère l’édifice, il y a deux raisons qui expliquent cela. « Le propriétaire n’avait pas assez de moyens à l’époque pour les achever, avoue-t-il. Mais aussi il a voulu payer moins de taxes, comme l’impôt locatif sur la propriété ».

Cette idée d’échapper au coût réel de l’impôt locatif par l’inachèvement des édifices est très présente dans la tête des propriétaires de maisons. Selon Jocelyn Jeudi, ingénieur en chef au département de génie municipal à la mairie de Port-au-Prince, c’est une pratique qui ne date pas d’hier. 

Elle est pourtant erronée: contrairement à ce que l’on pense, achevée ou pas, toute maison est assujettie au paiement de cet impôt.  À chaque année fiscale, François paie une contribution de 30 000 gourdes sur la propriété, et à cause de l’inachèvement de l’édifice, il n’a pas pu bénéficier de réduction sur l’impôt locatif.

Éviter l’impôt

Comme Merisier, beaucoup de propriétaires veulent éviter la taxe foncière. « Les gens veulent à tout prix échapper à cette contribution. La croyance populaire renforce davantage cette idée et c’est probablement l’une des raisons majeures qui expliquent pourquoi le centre-ville de Port-au-Prince renferme beaucoup de bâtiments inachevés. La plupart des bâtiments placés sur la voirie publique et ceux des quartiers populaires illustrent cette réalité», dit Jocelyn Jeudi.

La loi sur l’urbanisme du 29 mai 1963 apporte pourtant certaines normes quant à la construction des édifices. Elle prévoit entre autres que le renouvellement des peintures doit se faire tous les cinq ans, dans une période de trois mois, comprise entre le 1er septembre et le 30 novembre. Ce sont les mairies qui doivent désigner les façades concernées, et qui en notifieront les propriétaires. 

Les mairies sont aussi obligées par la loi à recenser chaque trois ans les nouvelles bâtisses et à ajuster la taxe de l’impôt locatif en fonction de la valeur que prend le bâtiment. L’impôt locatif appelé Contribution foncière des propriétés bâties (CFPB) est un prélèvement annuel collecté par l’État sur chaque bâtisse. 

Le texte de loi qui ordonne aux propriétaires de maison de payer cet impôt est le décret du 5 avril 1979, modifié par le décret du 23 décembre 1981. Selon l’article 2 de ce décret, « tout immeuble pouvant abriter des personnes ou des biens, occupé ou non habité par son propriétaire ou en location, est assujetti à la CFPB selon sa valeur locative brute ou l’estimation locative annuelle […]. »

Parallèlement, le chef du génie municipal de Port-au-Prince admet que les mairies sont loin d’avoir la capacité de contraindre les propriétaires à payer. La faiblesse de la mairie de Port-au-Prince sur ce point l’avait poussée à parapher en 2017 un contrat avec une entreprise américaine du nom de Greenfield Advisors, spécialisée dans la recette fiscale des infrastructures. Les efforts de cette entreprise avait permis à la mairie de collecter le CFPB sur environ 7 000 maisons parmi les 20 000 dont les fiches d’impôt locatif ont été envoyées. 

A l’image de la précarité

Alex Duquella est architecte et travaille dans ce domaine depuis de longues années. Le professeur à l’Université Quisqueya confie avoir fait le même constat chez la plupart des propriétaires: « Ils refusent d’achever leur maison à cause de la CFPB. Mais cette réalité n’est pas du tout la même dans certaines zones, comme Vivy Mitchel, par exemple. Cependant, il reste difficile de voir la beauté de ces quartiers parce que l’insécurité provoque une architecture de la peur avec des clôtures érigées en hauteur ».

La question du construit que les autorités haïtiennes refusent d’aborder en profondeur, même après le séisme de 2010, trouve réponse auprès des citoyens à la limite de leurs maigres moyens.  « Fort souvent, les propriétaires de petite bourse sont pris au piège à l’idée d’avoir un grand édifice. Ainsi, ils n’ont jamais les moyens nécessaires pour tout achever. C’est pourquoi aussi ils priorisent l’intérieur de la maison », dit l’architecte.

Aussi il a voulu payer moins de taxes, comme l’impôt locatif sur la propriété

L’autre pendant du problème, c’est qu’en général les constructions en Haïti ne se réalisent pas par les professionnels qualifiés du métier. L’architecte chiffre entre 7 et 8% le nombre de maisons construites par des professionnels de la construction en Haïti. « L’auto-construction est la première méthode de construction du pays. Les propriétaires se font souvent aider par les ouvriers de la construction de leur communauté pour bâtir leur maison », dit-il.

Fort de ce constat, le géographe haïtien, Jean Marie Théodat, avait conclu dans un texte écrit en 2012 que le tissu urbain haïtien est constitué aux deux tiers de quartiers non planifiés, pas forcément des bidonvilles, mais à la disposition anarchique.

À en croire l’ingénieur Jocelyn Jeudi, les construits non planifiés sont le résultat de l’absence d’un plan d’urbanisation adéquat pour les villes. « Je n’ai aucun plan d’urbanisation en main dans mes interventions au génie municipal avant de livrer un permis de construire. Par exemple, je n’ai pas une idée des endroits où l’État n’autorise pas des édifices à étages », relate-t-il.

Un choix difficile

Les résidents de certains quartiers en Haïti n’acceptent pas que les nouveaux propriétaires construisent n’importe quel édifice dans leur zone. Celui-ci doit être esthétiquement agréable. Mais l’urbaniste Rose-May Guignard estime qu’on doit être prudent face à l’idée de mettre en valeur le côté esthétique de la maison au détriment des normes. 

Lire aussi: Les matériaux de construction sont plus chers pour ceux qui habitent les zones défavorisées

« Il y a un ensemble de détails qui ne m’intéresse pas dans une construction. Le rôle d’un urbaniste n’est pas de se préoccuper ni de la forme ni de la couche de peinture qui devrait être adoptée. Ce sont des éléments liés à la sécurité publique qui nous préoccupent », affirme-t-elle.

L’étalement urbain non maîtrisé et insécurisant en Haïti pousse l’urbaniste à se pencher plutôt sur la bonne fondation que devrait avoir un bâtiment, le respect des normes parasismiques afin de réduire les menaces pour les habitants et pour l’édifice le plus proche, ou encore le respect d’un espace d’au moins deux mètres entre la chaussée et les clôtures d’un édifice.

L’urbaniste ne s’inquiète pas trop des maisons non achevées qui surplombent certains quartiers et qui rendent difficile de comprendre la beauté architecturale haïtienne.  « La réalité économique des foyers est très préoccupante. Le propriétaire avec un portefeuille réduit prend parfois cinq à dix ans pour achever sa maison. Les réalités quotidiennes s’imposent et contraignent des propriétaires à faire un choix : finaliser la façade externe de leur édifice ou utiliser les moyens financiers à d’autres fins plus pressantes », conclut-elle. 

 Emmanuel Moise Yves

*Jean Luc Merisier et Onaldson François sont des noms d’emprunts.

Photos: Carvens Adelson / Ayibopost

Journaliste à AyiboPost. Communicateur social. Je suis un passionnné de l'histoire, plus particulièrement celle d'Haïti. Ma plume reste à votre disposition puisque je pratique le journalisme pour le rendre utile à la communauté.

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