La période de crise sociopolitique que les Haïtiens expérimentent ces derniers jours fait écran aux dégâts, souvent irréversibles, qui affectent l’économie. Des entrepreneurs totalement décapitalisés et d’autres luttant énergiquement contre la faillite témoignent.
C’était une catastrophe annoncée. L’opinion publique s’alarmait déjà d’une possible crise, dont la date fatidique du 7 février serait le catalyseur. Mais peu de gens s’imaginaient que l’opération « Pe
yi lòk » aurait duré autant. Manifestations de rues, protestations parfois violentes, casses et scènes de pillage ont forcé une partie de la population à rester chez elle pendant une dizaine de jours.
Comme c’était le cas les 6 et 7 juillet 2018, certaines entreprises ont subi de lourdes pertes. D’autres n’ont pas été directement touchées, mais n’échappent pas aux conséquences économiques de ces 10 jours. Tous les secteurs d’activités ont été paralysés. C’est l’heure du bilan.
“Si les prix des produits ne baissent pas, je suis foutue”
Joe Anne Joseph est une artiste, comédienne et entrepreneure. Elle est d’une part affiliée à l’entreprise Amway dont elle distribue les produits, et d’autre part vend de la nourriture précuite chez elle. Elle explique que ces dix jours ont suffi pour mettre complètement à plat ses activités.
En effet, en tant qu’IBO (Independant business owner) d’Amway, elle doit sans cesse aller à la rencontre de nouvelles personnes pour s’assurer un revenu. « En temps normal, dit-elle, dès le 10e jour du mois en cours je réalise les objectifs de vente que me fixe la compagnie. Le reste du mois, je continue à vendre des produits et j’accumule un bénéfice d’environ 400 à 500 dollars pour le mois. Quant à la cuisine, je prépare habituellement des plats pour 50 à 60 personnes par jour. Je fais un bénéfice assez substantiel. Grosso modo, par mois, ces deux activités me rapportent près de 900 dollars nets. Et le mois de février est bien mal parti. »
L’entrepreneure emploie trois jeunes femmes. L’une d’entre elles est mère de deux enfants. « Nous sommes donc 4 personnes au chômage. Je n’ai pas les reins pour recommencer. J’ai perdu beaucoup de produits, surtout alimentaires. J’avais plus de 15 000 gourdes de marchandises. Je ne pouvais pas toutes les consommer ni les conserver à cause du manque d’énergie électrique. Je les ai donc distribuées autour de moi. »
JoeAnne ne voit pas comment elle pourrait se remettre sur pied. « Si les prix des produits n’évoluent pas à la baisse, et que le climat est toujours aussi instable, je suis foutue. Je ne peux pas augmenter le prix de mes plats, car le salaire de mes clients n’évolue pas. Je crois vraiment que je vais abandonner, en attendant des jours meilleurs pour recommencer. »
L’artisanat se plaint
Tisaksuk, entreprise de confection artisanale de vêtements, de sacs à main, d’articles de maison, etc. comme la grande majorité des entreprises, n’a pas fonctionné. Daphnée Bourgoin, la propriétaire, explique que des commandes urgentes, dues avant le 12 février, n’ont pas pu être livrées. « Nous avons envoyé un mail pour aviser nos clients du retard des livraisons internationales, explique-t-elle. Je suis surtout triste pour mes employés. Ils sont une dizaine. Après les événements de juillet 2018, nous avons changé notre système de fonctionnement, ils sont maintenant journaliers. Nous n’avions pas les épaules pour faire autrement ».
Daphnée Bourgoin est une petrochallenger connue. Elle milite pour que la lumière soit faite sur l’utilisation des fonds de PetroCaribe. C’est aussi l’une des revendications des manifestants. Devant l’éventualité que ses ateliers puissent être attaqués comme tant d’autres, elle croit qu’il n’y a rien à faire. « Je ne peux pas me plaindre. Si mon entreprise est victime de casses, bien sûr que ce serait dur, et difficile de repartir. Mais nous luttons pour une juste cause. »
Stéphanie Dartigue, gérante de Créations dorées, une autre entreprise spécialisée dans l’artisanat a connu les mêmes difficultés. Elle accuse un retard de deux semaines sur des livraisons qu’elle n’a pu envoyer que lundi. « Je n’ai pas vraiment fait un bilan de mon manque à gagner, témoigne-t-elle. Mais je viens d’agrandir l’atelier en novembre. Donc j’ai encore des coûts à amortir. Heureusement, nous n’avons pas subi de pertes. Le 6 juillet 2018, notre bâtiment a failli prendre feu à cause d’un incendie déclaré juste à côté, mais cette fois, cela a été plus calme. L’artisanat est un secteur difficile et il serait dur d’assumer des pertes, d’autant plus que nous ne sommes pas assurés. »
« Une perte énorme »
« Nous avons à peu près 700 clients à travers le pays. Pendant ces 10 jours, ils n’ont rien vendu. Nous ne pouvons donc pas leur demander de nous payer maintenant. De même pour nous, nous avons des fournisseurs à qui nous devons de l’argent, sans compter les autres charges. Nous devons aussi rembourser nos lignes de crédit, et contrairement aux fournisseurs, la banque ne sera pas compréhensive. Je n’ai pas un chiffre exact pour le manque à gagner, mais c’est une perte énorme. Dans les prochains jours, nous la ressentirons », déclare Jean-Paul Benoit, de l’entreprise de distribution de produits pharmaceutiques, ADEPHA.
Cette entreprise distribue des médicaments à des pharmacies de la région métropolitaine de Port-au-Prince et de certaines villes de province comme Saint-Marc. Cependant, les routes nationales étant bloquées, l’entreprise n’a pas pu livrer aux pharmacies des villes qu’elle dessert. « Jusqu’à ce matin, mercredi 20 février, la route du Sud était encore impraticable. Au-delà de l’aspect financier, ce sont des vies qui sont en jeu. Nous vendons des médicaments à des pharmacies et des hôpitaux », rappelle Jean-Paul Benoit.
Jameson Francisque
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