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Perspective | Quand l’interdiction de l’avortement devient une arme contre les femmes

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« Le droit à l’avortement n’est pas une question de point de vue. C’est un droit humain. Non, le droit à l’avortement n’est pas un sujet de controverse. C’est une liberté fondamentale. Non, le droit à l’avortement ne tue pas. Au contraire, il sauve des vies ». Manon Aubry, députée européenne, 11 avril 2024

La dynamique mondiale s’oriente de plus en plus vers la dépénalisation de l’avortement, soulignant un changement significatif dans la perception des droits reproductifs.

Cependant, l’accès à l’avortement varie d’un État à un autre. Certains États comme Haïti, l’interdisent tandis que d’autres tels que la France, le Canada ont établi un cadre légal autorisant l’Interruption Volontaire de Grossesse (IVG).

L’annulation de l’arrêt Roe vs Wade (1973) aux États-Unis en 2022 a ravivé le débat sur la légalisation de l’avortement. Bien qu’il y ait eu au cours des dernières décennies, un mouvement mondial vers la légalisation et la facilitation de l’accès à l’avortement dans de nombreux pays ; cette évolution fait face à des résistances importantes, souvent alimentées par des croyances religieuses ou des valeurs conservatrices. Tel est le cas en Haïti où la législation criminalise l’avortement. 

Cependant, comme le souligne Amnesty International, le taux d’avortement est pratiquement identique dans les pays qui l’interdisent ou le restreignent par rapport à ceux qui l’autorisent ; 37 femmes sur 1 000 ont recours à l’avortement dans les pays où cela est interdit, contre 34 sur 1 000 dans ceux où cela est autorisé. 

La différence entre ces deux cas réside dans le fait que les avortements pratiqués dans les pays qui l’interdisent se déroulent souvent dans des conditions dangereuses, mettant ainsi en péril la santé de ces femmes. 

Certains États comme Haïti, l’interdisent tandis que d’autres tels que la France, le Canada ont établi un cadre légal autorisant l’Interruption Volontaire de Grossesse (IVG).

L’article 262 du code pénal haïtien, promulguée en 1835, interdit l’avortement en ces termes : « Quiconque, par aliments, breuvages, médicaments, violence, ou par tout autre moyen, aura procuré l’avortement d’une femme enceinte, soit qu’elle y ait consenti ou non, sera puni de la réclusion. » 

De plus, une peine de travaux forcés est prévue pour tout professionnel de santé qui aurait participé à un avortement. Cette interdiction perdure depuis 190 ans pour les femmes en Haïti (Dans le code pénal publié par décret par l’ancien président Jovenel Moïse, il était prévu de dépénaliser l’avortement sous certaines conditions. Ledit code n’est pas entré en vigueur). 

Toutefois, cela n’empêche pas la multiplication des avortements clandestins qui mettent en danger la vie de nombreuses femmes et filles, ce qui amène à estimer qu’une femme sur sept a recours à l’avortement au cours de sa vie.

Selon l’Organisation Mondiale de la Santé, l’avortement est considéré comme la troisième (3e) cause de décès en maternité. D’après le médecin Chantal Datus Junior cité par Ayibopost, en 2020, la maternité Chancerelles recevait, environ 48 cas par mois de complications post-avortement. 

Ces dernières années, avec l’augmentation des violences en Haïti et en particulier l’utilisation des violences sexuelles par les gangs pour répandre la terreur tel que mentionné dans le rapport du Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme et du Bureau Intégré des Nations Unies en Haiti (BINUH), il serait plausible d’avancer une hausse des cas de grossesses non désirées, entrainant ainsi une augmentation des cas d’avortements clandestins.

L’association humanitaire internationale Médecins Sans Frontières (MSF), qui opère également en Haïti, a indiqué que ses équipes ont pris en charge 4 463 victimes de violences sexuelles en 2024, comparativement à 1 175 en 2022, dans trois de ses structures uniquement situées dans la capitale. Face à cette situation, il est primordial de s’interroger sur le maintien de la criminalisation de l’avortement. En quoi l’interdiction de l’avortement en Haïti constitue-t-elle une forme de violence institutionnelle contre les femmes, en violation de leurs droits fondamentaux ? 

Dans cette optique, une approche juridique sera adoptée pour analyser les implications de l’interdiction de l’avortement sur les droits des femmes, en s’appuyant sur les instruments internationaux de droits humains. Il examine également, dans le contexte mondial actuel, la jurisprudence internationale ainsi que les avantages de la constitutionnalisation de l’IVG en Haïti. Comme l’a si bien dit Gisèle Halimi « nous ne faisons pas de croisade pour l’avortement. Nous nous battons pour que leurs femmes soient libres de choisir leur maternité ». Pour cela, il est nécessaire d’adopter une approche juridique fondée sur des principes de droits humains, des normes internationales et des considérations de santé publique, afin de promouvoir une législation qui respecte et protège les droits des femmes. Dans un premier temps, sera analysée la pénalisation de l’avortement en tant que forme de violence systémique à l’encontre des femmes.

Dans un second temps, il conviendra d’étudier la jurisprudence internationale et régionale favorable à la reconnaissance du droit à l’avortement. Enfin, seront envisagées les perspectives de dépénalisation de l’avortement en recourant à sa constitutionalisation, en tant que garantie juridique suprême des droits fondamentaux des femmes.

La pénalisation de l’avortement comme violence systémique contre les femmes 

L’interdiction de l’avortement est considérée comme une forme de violence à l’égard des femmes et d’une manière plus précise, elle peut être interprétée comme une violence politique contre les femmes. Si la violence contre les femmes de manière générale se définit comme « tout acte ou comportement fondé sur la condition féminine qui cause la mort, des torts ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychiques à la femme, aussi bien dans sa vie publique que dans sa vie privée ». La dimension systémique des violences contre les femmes « permet de pointer un ensemble d’interactions violentes qui se situe aux niveaux individuel, organisationnel ou encore institutionnel et qui produit, prolonge ou reconduit des formes de domination, d’exclusion et de stigmatisation »

La violence institutionnelle, dans le contexte des droits des femmes et de la santé reproductive, se réfère à des actions ou des omissions de la part des institutions (gouvernements, systèmes judiciaires, services de santé, etc.) qui entraînent des violations des droits des femmes et compromettent leur bien-être physique et mental.

L’interdiction de l’avortement en Haïti revêt une dimension politique importante et constitue une violence systémique contre les femmes. Elle représente une violation des droits fondamentaux des femmes, portant atteinte à leur autonomie corporelle et à leurs droits reproductifs. 

En d’autres termes, elle vise à restreindre la capacité des femmes à prendre des décisions concernant leur propre vie et leur santé, tout en renforçant les inégalités sociales. Cette interdiction s’accompagne d’une stigmatisation et d’un contrôle, entraînant de nombreuses répercussions socio-économiques. C’est en ce sens que Rebecca Cook soutient que « le droit pénal appliqué à l’avortement contribue à la stigmatisation et à la marginalisation des femmes ».

La pénalisation de l’avortement limite les options des femmes face à une grossesse non désirée. Elles sont souvent obligées de poursuivre la grossesse, ce qui les expose à une situation de vulnérabilité économique. 

De plus, en Haïti, le nombre de familles monoparentales s’élève à plus de 60 %, ce qui signifie que de nombreuses femmes se retrouvent seules à assumer la responsabilité de l’éducation et du soutien de leurs enfants, et devraient normalement pouvoir compter sur une pension alimentaire. 

Cependant, en Haïti, il est fréquent que les hommes aient la possibilité d’éviter leurs responsabilités parentales. La question des pensions alimentaires constitue une véritable problématique dans le pays. La plupart des cas concernent des hommes qui refusent soit de s’occuper de leurs enfants, soit de respecter les décisions judiciaires relatives aux pensions alimentaires.

De plus, l’État haïtien se retrouve fréquemment, pour diverses raisons, dans l’incapacité de procéder au recouvrement forcé de ces pensions. Cela accentue encore davantage les impacts de cette interdiction sur les femmes. Cette situation est particulièrement préoccupante dans le cas d’une grossesse non désirée lorsque le père n’a pas reconnu l’enfant. Bien que la loi sur la paternité responsable soit en vigueur, son application effective demeure problématique. De plus, la réalisation d’un test de paternité, qui est souvent très coûteux et difficile à réaliser faute de laboratoire, complique encore la situation.

Les opinions concernant le droit à l’avortement varient en fonction des idéologies politiques. Les politiques restrictives en matière d’avortement sont souvent le résultat de mouvements politiques qui cherchent à maintenir et à promouvoir des normes sociales traditionnelles. 

L’un des principaux arguments en faveur de l’interdiction de l’avortement repose sur la reconnaissance du droit à la vie, affirmé par plusieurs textes. Cependant, il est essentiel de rappeler que les droits humains sont interconnectés. Le droit à la vie doit être mis en balance avec d’autres droits fondamentaux, tels que le droit à la santé et à l’autonomie corporelle des femmes. 

Certains pays ont établi un cadre où la liberté d’avorter est protégée jusqu’à un certain stade de la grossesse, tenant compte de la viabilité. Des études montrent que les restrictions à l’avortement n’éliminent pas la pratique, mais augmentent plutôt le risque de procédures non sécurisées, mettant ainsi en danger la vie des femmes. Cela soulève des interrogations sur la réelle protection du droit à la vie. Les États ont l’obligation de protéger la santé de leurs citoyens ; en interdisant l’avortement, ils faillissent à garantir le droit à la santé des femmes. 

Les droits humains sont indissociables, et l’interdiction de l’avortement constitue une violence basée sur le genre qui peut entrainer de nombreuses conséquences sur le droit à la santé, à la vie privée, à l’autonomie corporelle et à la non-discrimination

Dans certaines circonstances, l’interdiction de l’avortement peut entraîner des répercussions sur le droit à l’éducation. Cette interdiction de l’avortement s’oppose aux engagements internationaux pris par Haïti en matière de droits des femmes. 

En effet, Haïti est parti à la Convention contre toutes formes de discrimination à l’égard des femmes et au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et est signataire de la Convention Belém do Para. Il existe également un alignement jurisprudentiel qui démontre une tendance croissante à reconnaître et à protéger les droits reproductifs des femmes. 

Une convergence jurisprudentielle internationale et régionale en faveur du droit à l’avortement

Le droit international et régional des droits humains reconnaît progressivement l’impératif de garantir le droit à l’avortement, le considérant comme une composante essentielle des libertés individuelles et des droits fondamentaux. L’évolution jurisprudentielle témoigne in concreto de la volonté d’assurer un accès effectif à l’avortement, renforçant ainsi la protection des droits reproductifs. Cette dynamique participe à l’affirmation du droit des femmes à disposer librement de leur corps et à exercer leur autonomie personnelle, à l’abri de toute ingérence arbitraire.

Au niveau du système universel, le Comité des droits de l’Homme des Nations Unies, dans l’affaire Mellet c. Irlande, a jugé que l’impossibilité d’accéder à un avortement sécurisé constituait une violation du droit à la vie privée, tel qu’énoncé à l’article 17 du PIDCP, ainsi qu’une violation du droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants, en vertu de l’article 7 dudit Pacte. Cette décision souligne l’importance d’assurer des conditions d’accès effectives à un avortement sécurisé, afin de prévenir des souffrances physiques et psychologiques graves. 

Yadh Ben Achour, dans son opinion individuelle concurrente à la décision, a soutenu que le fait pour un État, en application de sa législation interne, d’interdire formellement à toute femme enceinte de procéder à l’interruption de sa grossesse contrevient au principe de non-discrimination, constituant ainsi une discrimination fondée sur le sexe, proscrite par les articles 2 §1 et 3 du PIDCP. Ledit Pacte a été ratifié par Haïti en 1991, sans avoir émis de réserves, ce qui impose à l’État l’obligation de s’y conformer pleinement.

Dans une logique similaire, la Cour interaméricaine des droits de l’Homme, à travers des décisions marquantes, a joué un rôle déterminant dans la reconnaissance des droits reproductifs. Dans sa première phase jurisprudentielle, elle a procédé au renforcement de l’autonomie individuelle. 

Dans l’affaire Artavia Murillo c. Costa Rica, la Cour interaméricaine a affirmé que la décision de ne plus être mère ou père est protégée à la fois par le droit à la vie privée et par le droit à la liberté personnelle. Par conséquent, les personnes ont le droit de « décider librement et de manière responsable du nombre de leurs enfants et de l’intervalle entre les naissances, et d’avoir accès à l’information, à l’éducation et aux moyens qui leur permettent d’exercer ces droits ». 

Dans l’affaire Beatriz c. Salvador, ladite Cour a été confrontée à une situation où une femme salvadorienne se trouvait enceinte d’un fœtus non viable, et où la grossesse mettait gravement en péril sa santé. En dépit des risques menaçant la vie de la requérante, les autorités salvadoriennes ont refusé de lui permettre d’interrompre la grossesse, l’exposant à un danger imminent. La Cour interaméricaine a jugé que :

« La criminalisation de l’interruption volontaire de la grossesse, en cas de risque pour la vie ou l’intégrité de la mère, ou d’inviabilité de la vie extra-utérine du fœtus, est contraire à la Convention américaine, et traduit une prééminence absolue du fœtus, au détriment des droits de la femme enceinte ».

Ainsi, cette Cour régionale a clairement affirmé que la protection des droits des femmes doit primer sur la priorité accordée au fœtus, en particulier lorsque la situation met en péril la vie ou l’intégrité de la mère.

À cet égard, l’abolition de la criminalisation de l’avortement s’inscrit dans une dynamique régionale consacrée par la jurisprudence interaméricaine, reconnaissant que l’État ne peut s’immiscer arbitrairement dans les décisions des femmes sur leur reproduction. Haïti, en sa qualité d’État membre de l’Organisation des États Américains (OEA) et de signataire de la Convention américaine relative aux droits de l’Homme, est soumis à la compétence de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme. Cette dernière exige un encadrement juridique de l’avortement garantissant l’accès effectif aux soins, tout en proscrivant toute interdiction absolue susceptible de porter une atteinte substantielle aux droits fondamentaux des femmes.

Dans la même ligne d’idée, la Cour européenne des droits de l’Homme, dans des affaires emblématiques telles que Tysiąc c. Pologne, R.R. c. Pologne  et P. et S. c. Pologne, a progressivement élargi la protection des droits reproductifs. 

La Cour européenne a soutenu que les restrictions excessives à l’avortement constituaient non seulement une atteinte au droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, mais également une discrimination fondée sur le sexe, en violation de l’article 14. De surcroît, en exposant les femmes à des risques graves pour leur santé physique et mentale, ces restrictions portent atteinte à l’interdiction de traitements inhumains ou dégradants prévue par l’article 3.

Dans le cadre du système africain des droits de l’Homme, le Protocole à la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples relatif aux droits de la femme en Afrique reconnaît explicitement le droit à l’avortement. L’article 14.1.a), b) et c) dispose que toute femme a  « le droit d’exercer un contrôle sur sa fécondité, de décider de sa maternité, du nombre d’enfants et de l’espacement des naissances, et de choisir librement les méthodes de contraception ».  

L’article 14.2.c) précise également que les femmes ont « le droit à l’avortement médicalisé en cas d’agression sexuelle, de viol, d’inceste et lorsque la grossesse met en danger la santé mentale et physique de la mère ou la vie de la mère ou du fœtus ». Ces dispositions renforcent le droit des femmes à disposer de leur corps et à accéder à des services de santé reproductive sûrs, en tenant compte de leur bien-être physique et mental.

Il s’ensuit que le droit international et régional des droits humains s’inscrit dans une logique normative, enjoignant les États à mettre en œuvre des mesures effectives destinées à protéger, garantir et respecter le droit à l’avortement. La jurisprudence repose sur une approche holistique des droits humains, où l’interprétation évolutive des instruments internationaux et régionaux met en évidence le droit de toute personne à disposer de son corps et à accéder à des soins médicaux sûrs, respectueux de sa dignité. Cette dynamique s’articule d’une vision plus large de la protection des droits reproductifs, intrinsèquement liés aux principes de liberté, d’autonomie et d’égalité. 

Cependant, bien que la reconnaissance du droit à l’avortement à l’échelle internationale et régionale témoigne d’une avancée majeure, cette évolution ne garantit pas pour autant son plein exercice, notamment dans des contextes comme celui d’Haïti, où l’avortement reste criminalisé. Il en résulte que la simple reconnaissance de ce droit ne suffit pas à le protéger de toute forme de pénalisation, ni à le rendre pleinement accessible et sécurisé pour les femmes.

Vers la constitutionnalisation du droit à l’avortement

L’avortement est prohibé par le Code pénal haïtien. En application du principe fondamental de la hiérarchie des normes de Hans Kelsen, une norme ne peut être abrogée que par une norme de valeur égale ou supérieure, conformément aux principes lex superior derogat legi inferiori et lex posterior derogat legi priori. Ces principes, qui façonnent l’architecture des systèmes juridiques à fondement normatif, établissent que toute norme inférieure tire sa validité de la norme supérieure, laquelle en définit le cadre et les limites. Aussi, en cas d’antinomie entre deux normes de même rang, c’est la plus récente qui, par son effet, abroge tacitement la norme antérieure. Le Code pénal, en tant que loi ordinaire, ne pourrait être abrogé que par une autre loi ou par une norme de rang supérieur, en l’occurrence une disposition constitutionnelle ou un texte de nature supra-législative. 

En théorie, la dépénalisation de l’avortement en Haïti pourrait résulter d’une réforme législative, par l’adoption d’une loi par le Parlement modifiant les dispositions pénales en vigueur. Toutefois, une telle réforme suppose le rétablissement du pouvoir législatif. Depuis 2020, la Présidence a affirmé avoir constaté la caducité du Parlement et avoir pris acte de l’existence d’un vide institutionnel.

De plus, l’assassinat du Président de la République en 2021 a entraîné une rupture dans l’ordonnancement juridique en vigueur, générant un imbroglio institutionnel favorable à l’improvisation. La Constitution de 1987 en son article 149 dispose ce qui suit : « En cas de vacance de la Présidence de la République d’Haïti pour quelque cause que ce soit, le Président de la Cour de Cassation de la République ou, à son défaut, Vice-Président de cette Cour ou à défaut de celui-ci, le juge le plus ancien et ainsi de suite par ordre d’ancienneté, est investi provisoirement de la fonction de Président de la République par l’Assemblée nationale dûment convoquée par le Premier ministre ».

Dans sa version amendée de la Constitution, ledit article se lit ainsi : « En cas de vacance de la Présidence de la République soit par démission, destitution, décès ou en cas d’incapacité physique ou mentale permanente dûment constatée, le Conseil des Ministres, sous la présidence du Premier Ministre exerce le Pouvoir Exécutif jusqu’à l’élection d’un autre Président ». Le Premier ministre en poste avait démissionné, tandis que celui nommé pour exercer cette fonction n’avait pas encore prêté serment, laissant ainsi le pays dépourvu d’une autorité exécutive légalement et pleinement investie.

Les deux Premiers Ministres se sont succédé, puis un Conseil de neuf membres a été formé, ayant pour objectif la tenue des élections. Depuis près de quatre ans, des incertitudes persistent quant à l’organisation de ces élections. Plus d’une décennie s’est écoulée, hormis les lois de finances, aucune loi substantielle n’a été adoptée par le Parlement. La configuration politique haïtienne, marquée par l’imprévisibilité du retour à l’ordre constitutionnel, rend le processus législatif incertain. Des réformes telles que la dépénalisation de l’avortement risque de s’étendre sur plusieurs années.

Dans ce panorama de stagnation normative et d’incertitude institutionnelle, le Conseil présidentiel envisage l’adoption d’une nouvelle Constitution, devant entrer en vigueur avant la réalisation des élections, dont le projet a été publié. Bien que la légitimité dudit Conseil à engager un tel processus puisse être contestée, cette réforme constitue néanmoins une opportunité de prendre en compte des questions fondamentales, telles que les droits des femmes. La Constitution, en tant que norme fondamentale, constitue le socle sur lequel reposent toutes les autres règles juridiques.

La suprématie conférée à la Constitution par le principe lex fundamentalis suprema implique que l’édiction d’un droit fondamental en son sein prime sur toute disposition législative contraire, entraînant ipso facto l’abrogation des normes incompatibles. L’introduction, au sein de la Constitution, la liberté des femmes à interrompre leur grossesse aurait pour effet d’abroger l’article 262 du Code pénal qui criminalise l’avortement, offrant ainsi une protection juridique solide et pérenne. Cette disposition permettrait, a minima, à toute femme victime de viols perpétrés par des bandits armés ou par toute autre personne ainsi qu’à celles ayant subi d’inceste, et à toute femme en détresse physique ou psychologique, de pouvoir interrompre la grossesse dans le respect des droits fondamentaux, au sein d’établissements d’hospitalisation garantissant les normes sanitaires en vigueur. 

Il existe un précédent au niveau international en matière de constitutionnalisation du droit à l’avortement. En France, depuis l’adoption de la loi du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse, couramment appelée loi Veil, il est prévu à l’article L. 162-1, ce qui suit : « La femme enceinte que son état place dans une situation de détresse peut demander à un médecin l’interruption de sa grossesse. Cette interruption ne peut être pratiquée qu’avant la fin de la dixième semaine de grossesse ». Par la suite, le Conseil constitutionnel a affirmé que le droit à l’avortement relève de la liberté de la femme, telle que consacrée par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, comme en témoigne la décision n° 2017-747 DC du 16 mars 2017. Dans l’objectif de renforcer cette garantie, la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse a été inscrite dans la Constitution. La loi constitutionnelle du 8 mars 2024 a modifié l’article 34 de la Constitution afin d’y intégrer la disposition suivante : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ».

Cette révision constitutionnelle ne se limite pas à la simple reconnaissance d’un droit fondamental, elle impose également au législateur l’obligation de garantir un accès effectif à ce droit. En complément, une loi a été adoptée à l’unanimité par le Parlement français en date du 20 mars 2025.

Elle vise à réhabiliter les femmes ayant eu recours à l’avortement, ainsi que les personnes qui les ont aidées et qui avaient été condamnées avant l’adoption de la loi Veil. Cette réhabilitation a pour objectif de réparer une injustice et de restaurer leur dignité. La loi reconnaît que la pénalisation de l’avortement a causé de nombreux décès, souffrances physiques et morales pour les personnes concernées et leurs proches, ainsi qu’un préjudice pour celles et ceux condamnés pour avoir pratiqué ou facilité l’avortement.

La constitutionnalisation du droit à l’avortement revêt une importance particulière dans le contexte des débats contemporains sur les droits humains. Le droit à l’avortement nécessite une protection contre l’arbitraire des gouvernements successifs. Sa consécration constitutionnelle apparaît comme une garantie supérieure destinée à en assurer la protection effective et à préserver son effectivité contre les aléas politiques. La constitutionnalisation confère à un droit la stabilité et la pérennité nécessaires pour le protéger contre les risques de régressions législatives. Étant la norme suprême de l’ordre juridique national, la Constitution bénéficie d’un régime de révision beaucoup plus strict que celui des lois ordinaires.

L’inscription du droit à l’avortement dans cette norme fondamentale garantirait son intangibilité face aux pressions conservatrices. Comme l’a souligné Lisa Carayon, la constitutionnalisation permettrait « de rendre plus compliquée la suppression totale de l’avortement ». 

Ce postulat trouve une illustration dans la régression observée aux États-Unis, où le revirement jurisprudentiel opéré par la Cour suprême en 2022 dans l’arrêt Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization,  a invalidé la décision Roe v. Wade de 1973, consacrant le droit à l’avortement au niveau fédéral. Ce revirement a conduit plusieurs États fédérés à adopter des législations restrictives, voire prohibitives, en matière d’accès à l’avortement, soulignant ainsi la vulnérabilité du droit à l’avortement en l’absence de protection constitutionnelle solide. 

En conséquence, sans un ancrage constitutionnel, ce droit peut être facilement remis en question et restreint par des fluctuations politiques. Une protection constitutionnelle est donc essentielle pour prémunir ce droit des pressions politiques et garantir son exercice et son accessibilité sur le long terme. Dans le cadre d’un État unitaire tel qu’Haïti, la constitutionnalisation de ce droit limiterait la latitude de chaque nouveau gouvernement de remettre en cause ou de restreindre l’accès à l’avortement, assurant ainsi une stabilité juridique et protégeant les droits des femmes contre les changements politiques ponctuels.

In fine, la constitutionnalisation du droit à l’avortement apparaît comme un rempart contre les dérives autoritaires et les inégalités systémiques, assurant la protection de l’autonomie corporelle des femmes. Elle témoigne également d’un engagement juridique fort de l’État à respecter et à protéger les droits fondamentaux des femmes, affirmant ainsi que l’avortement ne doit pas être perçu comme une simple tolérance légale, mais comme un droit humain fondamental. 

L’intégration de ce droit au sein de la Constitution haïtienne constituerait un pas décisif vers l’éradication de la violence institutionnelle, en assurant un accès sécurisé et digne aux services de santé reproductive. Il serait pertinent de privilégier la constitutionnalisation du droit à l’avortement, ut fiat ius, afin d’en garantir la stabilité et l’efficacité sur le long terme, tout en préservant les principes fondamentaux d’égalité, de dignité et de liberté.

Par : Rose Lumane SAINT-JEAN & Minouche Victor BASTIEN 

Juristes, Spécialistes en Droit International des droits humains

Couverture | Photo d’une femme, une main sur la tête, regardant les résultats d’un test de grossesse. Photo : Freepik 

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