Tout être est tiraillé entre deux besoins, le besoin de la Pirogue, c’est-à-dire du voyage, de l’arrachement à soi-même, et le besoin de l’Arbre, c’est-à-dire de l’enracinement, de l’identité. Et les êtres errent constamment entre ces deux besoins, en cédant tantôt à l’un, tantôt à l’autre… Jusqu’au jour, où ils comprennent que c’est avec l’Arbre qu’on fabrique la Pirogue…[ Mythe mélanésien de l’île de Vanuatu ]
Quand tout va bien, comme durant le carnaval, Haïti est l’endroit où il faut être « se la pou ou la »[1] et presqu’unanimement les haïtiens manifestent leur amour pour la patrie. Mais à la moindre dégradation de la situation socio-politique, les haïtiano-américains sont les premiers à exprimer leur désir de laisser le pays. Le petit groupe privilégié de ceux qui peuvent prétendre laisser le pays du jour au lendemain font pareil. Ce constat divise, qu’il prenne la forme d’une réalité décriée ou d’une controverse habilement abordée. L’éventualité du départ est un sujet houleux qui refait surface de temps en temps. Est-ce une faute de vouloir partir ? Faut-il vivre en Haïti pour prendre part à son développement ? Selon moi, la question n’est pas de partir ou de rester. Le choix d’un moyen d’agir représente la démarche la plus pertinente.
Si tout le monde part qu’adviendra-t-il de notre pays ? A cette question, on peut répondre que tout le monde ne pourra jamais quitter Haïti. Même sans le mur de Donald Trump, les Etats-Unis, en sa qualité de destination première des haïtiens en quête de meilleures conditions de vie, gère strictement l’accès à son territoire. Ceux qui partent le font souvent, en connaissance de cause, pour poursuivre leurs intérêts. Cela ne se traduit pas inéluctablement par une perte pour le pays qui n’exploite pas efficacement son capital humain. Leur apport au pays est parfois plus grand que lorsqu’il résidait en Haïti. Je n’encourage personne à laisser aux autres la tâche de créer les conditions idéales, mais je persiste à croire que sans une méthodologie et des moyens d’agir, la localisation géographique n’est qu’une formalité.
L’enjeu est de réussir à apporter sa contribution, sans égard pour sa position dans l’espace physique comme dans l’échelle sociale. Le pays a besoin de ceux qui partent avec les expériences, le savoir et les biens qu’ils auront acquis. Il a tout aussi besoin de ceux qui demeurent attachés à la terre natale avec leurs connaissances, la richesse de leur vécu et le peu d’énergie qu’il leur reste. Dans la fonction publique ou le secteur privé, en prenant la voie de l’entreprenariat, des affaires ou de l’engagement et l’action politique, qu’importe tant qu’on met la main à la pâte. S’unir ou ne pas s’unir, s’engager ou désister, telles sont les questions auxquelles on devra répondre. Plus qu’un débat, c’est tout un combat qu’il nous faudra mener.
Le monde est grand, l’envie de l’explorer et de vivre dans des cultures différentes peut habiter n’importe quel haïtien sans enlever son amour pour sa patrie. Ce grand monde est aussi un village et on n’est jamais trop loin de chez soi. La tâche de reconstruction n’est pas si petite pour que le pays puisse se passer de ses fils à l’étranger. En revanche, le défi de la concertation pour l’action est si grand, qu’après avoir déjà échoué combien de fois, des défaites encore plus cuisantes nous attendent et, si nous n’agissons pas elles blesseront ceux qui restent autant que ceux qui partent.
[1] Slogan des campagnes publicitaires du ministère du tourisme.
Emma Lucien
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