Par l’écrivaine Kettly Mars
Allô Papa Tango Charlie ? Allô Papa Tango Charlie ?
Répondez nous vous cherchons !…
Allô Papa Tango Charlie ? Allô Papa Tango Charlie ?
Vous vous dirigez plein Sud vers le triangle des Bermudes !
Certains se rappellent encore la chanson de Mort Schumann. Il la chantait accompagné d’un chœur de trois jeunes femmes, dont la belle Jane Birkin à l’accent british, à l’époque compagne de Serge Gainsbourg. C’était vers le milieu des années 1970 et le refrain entrainant s’entendait souvent sur les ondes chez nous. Ravagé par un chagrin d’amour, le chanteur-pilote effectuait un vol sans retour dans son monomoteur. Il allait noyer sa solitude dans le triangle des Bermudes.
Les manuels de géographie disent que le triangle des Bermudes couvre une superficie de l’océan Atlantique d’environ un million de kilomètres carrés. Les trois extrémités du triangle toucheraient respectivement l’archipel des Bermudes, la ville de Miami et San Juan de Porto-Rico. Une combinaison géométrique fatale.
Le triangle des Bermudes se trouve aussi dans le pare-brise de ma voiture, dans l’espace compris entre mes trois rétroviseurs. J’en suis convaincue. Le rétroviseur du milieu en haut, c’est les Bermudes. Le rétroviseur sur la portière gauche touche Miami. Celui de droite est à Porto-Rico. Tout peut arriver dans le triangle de ces trois miroirs qui peuvent voir surgir les anges de la mort sur leurs motos pétaradantes. Des choses redoutables traversent parfois cet espace. Je peux y être engloutie à n’importe quel moment, comme les navires et les aéronefs disparus dans la légendaire zone géographique.
Il y en a qui sont surement du même avis que moi. Je me rendais une fois à Pétion-Ville par la bretelle de Péguy-Ville. Niveau de stress au maximum. Mes yeux tournent en boucle sur la périphérie du triangle. Coup d’œil à gauche, puis en haut, puis à droite. Miami… Archipel des Bermudes… San Juan. Archipel des Bermudes… San Juan… Miami. Un mouvement intense, saccadé, obsédant. Chaque moto qui passe est redoutée, les visages des motards sont scrutés. S’il en passe trois ou quatre à la fois, la tension monte d’un cran. On aime voir les motos transportant des femmes. Statistiquement, les chances que des femmes soient des gangsters à moto sont plutôt minces.
Les portes de la voiture sont bien sûr verrouillées, mais j’actionne le bouton du verrouillage de temps en temps. Un tic nerveux. On ne sait jamais. Et puis ce clac, ça rassure. Les fenêtres sont fermées même quand la climatisation ne marche pas. Je croise une voiture. Un visage familier même si j’ignore le nom de ce monsieur qui navigue dans les eaux bleues de son triangle des Bermudes. J’ai reconnu la posture. Les bras repliés, les mains crispées sur le volant, un pli creusé entre les deux yeux et le regard intense allant d’un rétroviseur à l’autre. Miami… San Juan… Archipel des Bermudes… En voilà un autre ! Une jeune dame celle-là ! Même posture, même zone géographique. La conspiration des Bermudes. Nous voguons sur l’Atlantique nord.
Tension à la nuque. Une patrouille policière au carrefour. On se lâche un moment. En général, les patrouilles statiques sont légitimes. Celles devant les commissariats sont évidemment les plus sûres. Ce sont les bons gars. L’idée est de ne surtout pas tomber sur de faux policiers. Croiser une patrouille de police est une rencontre du quatrième type, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit. C’est arrivé à plus d’un dans la ville. Je me demande d’où viennent tous ces uniformes de toutes sortes de faux policiers. Une fois quatre jeunes amies ont été prises en chasse dans leur voiture par une patrouille de police. Miami… Archipel des Bermudes… San Juan. Et soudain ils sont là.
L’océan devient houleux entre les trois miroirs. Un zoreken avec des gars en uniforme à bord. Certains portent des cagoules. Le triangle s’affole sous le pare-brise. Ils n’ont fait que suivre les filles dans un dédale de rues à Delmas. Sans actionner leur sirène, sans leur demander de s’arrêter. Ils ne faisaient juste que les suivre, partout où elles allaient. Il s’est avéré que c’étaient de vrais policiers. Avec un comportement pour le moins bizarre. L’affaire a naturellement créé une grande commotion dans les familles. Puisque les passagères étaient pendant tout ce temps-là en contact téléphonique avec leurs parents. Allô Papa Tango Charlie ? Il parait qu’on avait communiqué le signalement de la Jeep des filles à toutes les unités de la police. Personnes armées et dangereuses à bord d’une… Elles ont eu de la chance. Il parait que les vrais policiers ont un peu peur des faux policiers.
Femme seule au volant. Classe relativement moyenne. Peu importe l’âge et le phénotype physique. Peu importe le mileage de la voiture ou la précarité du compte en banque de la conductrice. Portrait-robot d’une catégorie de citoyennes en danger qui a le privilège et le malheur de posséder une voiture. Parce que plus vulnérable. C’est moins risqué de cueillir une femme seule au volant. Pourtant on enlève des gens à pied depuis quelque temps. Même des malheureux. Le groupe des Haïtiennes et Haïtiens susceptibles d’être bermudés s’est dangereusement élargi. Des passants. Des piétons pressés de rentrer. Des passagers du transport public. Des écolières et des écoliers. Pour ceux-là, le triangle couvre les vingt-sept mille kilomètres carrés de la République. Le banditisme s’est démocratisé, inflation oblige. Tout le monde doit vivre, les grands comme les petits bandits.
Et si on extrapolait ? Parce que quand j’y pense, en dehors du pare-brise de nos voitures, il y a des petits triangles des Bermudes dans notre environnement privé et public direct. Par exemple l’espace entre les deux battants de notre barrière d’entrée et le seuil de notre maison. Tant qu’on n’a pas franchi ce triangle, on est encore en zone de perturbations. Ou encore, le triangle entre le seuil de la banque que nous venons de quitter, notre voiture vers laquelle nous nous dirigeons et notre téléphone bien serré dans une main. Périmètre fragile qu’il faut surveiller attentivement…
Le téléphone est vital. Comme l’insuline du diabétique ou la pompe de l’asthmatique. Surtout le charger régulièrement. C’est comme pour le réservoir de carburant de la voiture qu’il faut toujours garder rempli. Les pénuries d’essence sont imprévisibles et cauchemardesques. Oublier ou égarer son téléphone ? Perdre son chargeur ? Pas de courant depuis 24 heures ? Une catastrophe. Et si ce jour-là on était invité à un séjour inattendu dans un village de dieu ou une grande ravine ? Le scénario redouté. La mésaventure infernale arrivée à plein de gens que l’on connaît et d’autres que l’on ne connait pas. Comment s’empêche d’y penser, honnêtement ? Comment communiquer sans téléphone, sans ce petit objet qui nous rattache à ceux que nous aimons ? À ceux qui se soucient de nous. Le contact qui se perd. Comment dire les flots qui nous emportent. La solitude qui va nous noyer. Miami… San Juan… Archipel des Bermudes… Répondez nous vous cherchons !…
Et dire que Miami ou San Juan ou l’archipel des Bermudes, chacun pris à part, est une destination de rêve pour des vacances, des retrouvailles familiales, des découvertes de cette belle Amérique Centrale dont nous faisons partie. Des endroits où il fait bon vivre. Comme il ferait bon vivre en Haïti si nous pouvions conjurer la haine et la bêtise séculaires. Nos triangles des Bermudes deviendraient plutôt des mantras pour convoquer l’espoir, la fraternité, le courage et la passion pour reconstruire notre pays.
Certains jours, quand je mets le nez dehors, je deviens invisible. Je tiens cette recette d’une amie rencontrée il y a quelques années, à une époque où on kidnappait les citoyennes et citoyens du pays en nombre important et en toute impunité. Comme aujourd’hui. Nihil novo sub sole. Rien de nouveau sous le soleil. Nous avons bavardé un moment, échangé quelques nouvelles stressantes. En partant, l’amie m’a dit qu’elle devenait invisible chaque fois qu’elle mettait le nez dehors pour faire ses courses. Que ça marchait. Elle me disait, en bon français, qu’elle avait un pwen disparèt.
Plus récemment, une personne à qui j’avais rendu service pria longuement Dieu de me rendre invisible devant le danger. Une prière de gratitude qui s’adapte au contexte. Malheureusement, je ne maitrise pas tout à fait la technique pour devenir invisible. Ça ne marche pas tous les jours. Car plus le danger se rapproche de nous, plus l’insécurité se généralise, plus il faut d’énergie et de foi pour se dématérialiser.
Mais j’ai appris de cette femme qu’on peut aussi décider de sa chance. On peut même parler au soleil et on a le droit de revendiquer sa peur. Parfois ça marche. D’autres pas. Une question demeure pourtant. Est-ce que le triangle des Bermudes disparait de nos parebrises quand on devient invisible ? Est-ce que la prière et les gestes magiques peuvent détruire nos triangles intérieurs, annihiler ceux qui s’enracinent dans nos espaces intimes et secrets. Quelle force tutélaire est-elle capable de nous libérer des peurs qui nous paralysent ? De déraciner les triangles des Bermudes qui vont de nos reins à nos cœurs ?
Kettly Mars
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