Quelle est la signification de ce spectacle ?
Au temps merveilleux du « yellow journalism », entendez par là tout, sauf un journalisme de qualité, la plupart des médias planquaient des reporters au sein des tribunaux. Le but ? Débusquer des histoires sensationnelles, pour ensuite les conter à l’audience avec, quand c’est possible, moult photos à l’appui.
Ce genre journalistique particulier florissait aux États-Unis et ailleurs au XIXe et XXe siècle. Les faits divers rapportés suscitaient, et c’était le but, des réactions marquées. Les thèmes, bourrés d’émotions, sont choisis à dessein. Crimes violents. Sexe. Scènes de jalousies qui tournent à la tragédie. Tout était fait pour capter l’attention et vendre des journaux.
En 1883, un « gentleman » du nom de Benjamin Day acquiert un petit journal appelé « The Sun » qui avait une circulation d’à peine quelques milliers de tirages à New York. Il applique la belle recette du « yellow journalism » et en deux ans, le « Sun » devient le journal le plus lu au monde à l’époque.
Les scandales fascinent le cerveau humain. Le spectacle fait vendre. Le « zen » et les intrigues captent l’attention, littéralement. Beaucoup de gouvernements utilisent ce trait caractéristique pour monter des propagandes, choquer leurs populations, distiller peur et espoir, afin d’améliorer leur perception par le public et se maintenir au pouvoir.
C’est dans ce prisme qu’il faut regarder l’interrogatoire public des trois présumés assassins d’Evelyne Sincère. Devant un panel inquisiteur et choqué, ces trois jeunes « ordinaires » expliquent comment ils ont échafaudé un stratagème vicieux et macabre qui aboutira à l’assassinat d’une jeune femme innocente.
Le sensationnel prend racine dans un paradoxe. L’on ne veut pas regarder, l’on ne supporte pas de regarder, mais l’on ne peut guère détourner les yeux. Le récit que livrent ces jeunes hommes glace le sang. Evelyne Sincère n’est pas morte rapidement. Elle subira le regard de ses assassins, leur toucher — assurément, jusqu’à ce qu’ils décident qu’elle ne mérite plus de vivre. Et là : ils la soumettent à une mort lente, par le poison d’abord, puis l’étouffement, afin de mieux voir la vie s’évaporer de son corps martyrisé.
L’interrogatoire public d’Obed « Kiki » Joseph, d’Eval et de Michel Jerry Domercant ne relève pas de la justice, mais du spectacle. Le but recherché ici n’est pas la vérité, mais le dégout de la population. Tout se met en place pour vendre « enfin » un succès de l’institution policière, déjà décriée pour son incapacité à protéger la population. Le gain demeure l’assentiment populaire, et le capital politique qui vient avec la résolution préjudiciaire d’un crime qui a choqué au-delà des frontières d’Haïti.
La présomption d’innocence n’a pas ici droit de cité, puisqu’ils sont coupables. Ils sont coupables parce qu’ils ont avoué. Ils ont avoué rapidement parce que ? L’on n’en sait pas grand-chose. Si la vérité des faits était le but, les présumés kidnappeurs seraient interrogés selon les règles de l’art. Chaque témoignage serait calmement recueilli en chambre séparée, puis recoupé et corroboré.
Qu’est-ce qui s’est réellement passé entre le complot décidé et les arrestations ? L’on n’en sait pas grand-chose. Il faut seulement espérer que la PNH n’alliera pas cette théâtralisation indigne de l’enquête sur la mort d’une jeune femme à son incompétence multiple fois démontrée.
Cela dit, un autre élément reste à considérer. Autant faut-il demeurer conscient des mécaniques ici à l’œuvre et des limites de l’exercice, autant un questionnement sur la signification même de ce spectacle qui en dit long sur le peu de respect témoigné aux procédures judiciaires en Haïti s’avère nécessaire.
Un peu comme la mort d’Evelyne Sincère, la culpabilité présumée de ces trois jeunes constitue une tragédie nationale. Lisez bien ce qui suit avant d’envoyer vos pierres.
Ces trois jeunes gens sont les échantillons visibles de la déchéance et du relativisme moral qui plane sur nombre de quartiers défavorisés en Haïti. Leur responsabilité personnelle, n’absout en rien la mécanique sociétale qui conduit des individus pleins d’avenir dans le vol, le kidnapping et la consommation de la drogue au sein d’une collectivité où ils sont partout sommés de posséder — alors qu’ils sont désœuvrés.
S’ils sont les coupables, ils doivent purger leurs peines. Pour le respect de la règle de droit. Afin d’apaiser la douleur collective occasionnée par le récit macabre vécu en direct par des millions d’Haïtiens. Mais la lucidité demande mieux : on doit aussi les considérer comme représentants d’une génération abandonnée, vouée à la précarité, au crime et à la corruption.
Ceux qui, au pouvoir, ont approuvé l’exhibition publique de ces trois jeunes peuvent avoir voulu récolter le bénéfice politique de leur capture. Ce faisant, cependant, ils mettent au grand jour leur échec à construire une société plus juste, équitable, et où chacun a accès à un minimum pour vivre dans la dignité.
Après la condamnation des complices et coupables, ils doivent se regarder au miroir et franchement se demander si la vie d’Évelyne Sincère, et des milliers d’autres victimes n’auraient pu être épargnées avec un tout petit peu plus d’investissements dans les services publics, un tout petit peu moins de dilapidations des fonds de l’État, un tout petit peu plus d’opportunités de mobilité sociale pour ceux d’en bas.
Il serait inapproprié et irresponsable de s’apitoyer sur le sort des criminels en acte. Des centaines de milliers de jeunes vivotant dans des situations précaires se tiennent à distance de l’ignoble. Envers et contre tout, certains arrivent même à gravir les échelons pour honorer leur potentiel. Cependant, les quelques exemples de succès n’effacent pas l’existence de milliers d’autres, kidnappeurs et criminels en puissance, livrés à la tentation du gain facile dans des environnements où la norme se confond avec l’infraction. Le scandale est de ne pas les détourner du sinistre alors qu’ils sont au bord du gouffre.
Widlore Mérancourt
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