De plus en plus d’Haïtiens manifestent dans les rues en brandissant des drapeaux russes, des photos du président Vladimir Poutine et des pancartes qui laissent lire des appels à l’aide militaire de Moscou. Cette tendance véhicule le discours d’un peuple frustré
Violence, flammes, destruction, trouble… depuis deux mois, Haïti est au centre de conflits civils récurrents. Des masses de personnes ont envahi les rues pour protester contre l’augmentation du coût de la vie, l’insécurité, les cas d’enlèvements et la pénurie de carburant.
Ces protestations ont été exacerbées il y a quelques semaines à cause de l’annonce du gouvernement sur la réduction des subventions aux produits pétroliers. Ce qui a entraîné une hausse significative des prix des carburants. Les manifestants s’unissent pour demander la démission du Dr. Ariel Henry qui dirige un gouvernement de transition depuis l’assassinat du président Jovenel Moise.
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Au milieu de toutes ces scènes chaotiques et de ces manifestations enflammées, une chose en particulier a attiré mon attention : les drapeaux russes et chinois présents dans les manifestations, les bras des manifestants tendus avec des photos du président russe Vladimir Poutine et des appels à l’aide militaire russe inscrits sur leurs pancartes en carton. Les personnes qui, ailleurs dans le monde, suivent ces événements doivent se demander : « Pourquoi les manifestants haïtiens brandissent-ils des drapeaux russes ? »
Il y a toujours eu une partie de la société haïtienne qui idolâtre les dirigeants et les pays qui symbolisent la résistance à l’impérialisme américain. Cependant, ces sentiments, généralement partagés par des socialistes autoproclamés et des étudiants universitaires conscients de leurs responsabilités sociales, sont devenus de plus en plus populaires et ont été clairement démontrés lors des récentes manifestations.
Il y a toujours eu une partie de la société haïtienne qui idolâtre les dirigeants et les pays qui symbolisent la résistance à l’impérialisme américain.
Je doute fortement que les Haïtiens souhaitent réellement une intervention russe en Haïti, et je soupçonne que peu d’entre eux croient réellement que leur appel à l’aide de Poutine serait entendu. En fait, la plupart des Haïtiens ne savent rien de la Russie – et n’ont jamais vu un billet de rouble de leur vie. Mais ces actions démontrent que les Haïtiens ont prêté attention aux événements mondiaux et qu’ils envoient un signal clair aux États-Unis qui, selon eux, n’ont pas traité leur pays de manière équitable.
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Les Haïtiens ont vu comment le président russe Vladimir Poutine a défié l’Occident en envahissant l’Ukraine et sentent l’avènement d’un nouvel ordre mondial où aucun pays ne fera la loi. Il s’agit plutôt d’un cri de frustration à l’égard de leur puissant voisin qui, par sa domination de l’hémisphère occidental, n’a pas tenu la promesse, vieille de plusieurs décennies, d’une relation fraternelle avec les pays de l’Amérique latine.
Il s’agit plutôt d’un cri de frustration à l’égard de leur puissant voisin…
En effet, les États-Unis n’ont pas traité leurs voisins de manière équitable. Les deux dernières décennies ont été caractérisées par une certaine négligence à l’égard de l’Amérique latine, les États-Unis se concentrant sur d’autres régions du monde. Le pays le plus puissant du monde s’est peu investi dans les immenses défis socio-économiques et de santé publique de l’Amérique latine.
Une série de politiques commerciales inégales ont créé des conditions de travail inhumaines dans de nombreux pays de la région, entraînant davantage d’inégalités et de déplacements forcés de personnes. N’oublions pas les innombrables interventions des États-Unis, qui ont remplacé des dirigeants de gauche par des régimes favorables plus alignés sur les intérêts commerciaux américains.
En effet, les États-Unis n’ont pas traité leurs voisins de manière équitable.
Ces sentiments de frustration se développent non seulement en Haïti, mais aussi dans d’autres pays de la région Amérique latine et Caraïbes. Le Venezuela n’est plus le mouton noir des pays de l’hémisphère qui a rompu ses relations avec les États-Unis. Au cours des deux dernières décennies, de nombreux pays de l’Amérique latine ont développé des liens économiques étroits avec la Russie et la Chine; et ces dernières années, des pays comme le Nicaragua, le Guatemala, l’Argentine, le Chili et la Colombie ont élu des gouvernements de gauche, souvent poussés au pouvoir par leur promesse de s’opposer à « l’impérialisme ».
Les États-Unis devraient repenser leurs relations avec leurs proches voisins. C’est l’occasion d’opérer un changement de paradigme positif dans ses relations avec le reste de la région, notamment dans un monde post-pandémique. Oui, il est possible de développer un véritable partenariat pour relever les défis régionaux. Les implications politiques de cette démarche mériteraient un autre article.
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En attendant, voici l’analogie parfaite qui résume les sentiments dans la région, de Port-au-Prince à Rio de Janeiro : un partenaire abusé qui fait un clin d’œil à un prétendant potentiel, attendant le bon moment et assez de courage pour s’en aller.
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Boaz Anglade est un économiste du développement haïtien qui travaille comme consultant en développement international. Il est titulaire d’un doctorat en économie appliquée de l’Université de Floride.
Traduction française par Didenique Jocelyn et Sarah Jean
Photo de couverture : «Des personnes manifestent dans les rues de Port-au-Prince, en Haïti, le 29 mars 2019, exigeant la destitution du président Jovenel Moïse.» | © VALERIE BAERISWYL/AFP/Getty Images
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