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Opinion | L’autre guerre que mènent les gangs en Haïti

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« Notre rapport personnel et collectif à l’autorité est un bon analyseur des changements sociaux et de leurs effets subjectifs comme aussi des souffrances dans la démocratie contemporaine […] » disait Jean-Pierre Durif-Varembont

Dans une vidéo publiée dans l’après-midi du 12 novembre, le chef et porte-parole de la coalition de gangs G9, Jimmy Cherizier, autorise l’approvisionnement des pompes à essence restées dysfonctionnelles depuis plusieurs semaines. En bloquant les axes routiers menant aux trois terminaux pétroliers, son gang a paralysé toutes les activités du pays sans subir une réaction proportionnelle de la part des autorités.

Avant Jimmy Cherizier, ministres et responsables de la police ont multiplié des interventions médiatiques créant, à chaque fois, la perception d’être incompétents et incapables de trouver une solution à la crise. Une seule intervention a suffi au chef de gang qui affirme dans un discours le 12 novembre dernier : « Aujourd’hui, nous avons prouvé que nous sommes une force. Tout le monde constate qu’Ariel Henry n’a pas la capacité de gouverner le pays. » Costume militaire, arme lourde en bandoulière, ton ferme, le drapeau haïtien vaguement scotché à l’arrière-plan, Jimmy Cherizier réclame en échange le retrait des chars de la police nationale placée à la périphérie de ses zones de contrôle et la démission du Premier ministre, Ariel Henry.

Les symboles renforcent involontairement l’opinion de l’individu vis-à-vis de l’Etat-Nation ou d’une culture spécifique.

À la recherche d’un leader

Le décor que nous décrivons ici n’est pas une coïncidence, mais une situation calculée pour renvoyer l’observateur à penser Cherizier comme une autorité.

La notion de l’autorité est mainte fois disséquée dans les sciences humaines et sociales. Selon Jean-Pierre Cléro philosophe, professeur émérite de philosophie à l’Université de Rouen, elle « n’est pas une qualité, mais elle est la désignation d’un être, qui n’a pas forcément d’existence empirique, censé avoir fait tel ou tel acte, avoir prononcé telle ou telle parole, et engager par là tous ceux qu’il représente. »

En se référant à Cléro, il s’avère évident qu’il existe une grave crise de l’autorité en Haïti symbolisée par l’effondrement systématique de l’État.

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Dans le Léviathan, Thomas Hobbes nous apprend que « les paroles et actions de certaines personnes artificielles sont reconnues pour siennes par celui qu’elles représentent. » Or, la crise sociopolitique actuelle se caractérise par la méfiance de la population vis-à-vis de ses dirigeants. Elle ne se reconnait plus en ses représentants puisque, eux, n’agissent pas en vertu de l’autorité qu’ils ont reçue.

Puisqu’il n’existe pas (ou presque pas) — au sens de Hobbes — de contrat politique, les acteurs sociopolitiques s’acharnent passionnément à la recherche de leadership. Conséquemment, les gangs sont devenus, qu’on le veuille ou non, des entités importantes de la crise. Ils ont aussi conscience de cette logique.

Nationalisme ordinaire et médias

L’autorité, quelle qu’elle soit, s’incarne à travers une personne ou une charge. Les multiples interventions médiatiques du chef du G9 se présentant comme un révolutionnaire alignent souvent les deux. Les symboles nationaux balisant grossièrement son décor et son discours généralement jalonné de références à l’histoire de la révolution haïtienne paraissent banals, mais ne le sont pas.

À un premier niveau, ce phénomène peut être défini selon le concept « banal nationalism » de Michael Billig qui s’appuie sur des idéologies bien traduites (fascisme, populisme) ou des symboles culturels (drapeaux, royautés) pour expliquer le nationalisme. Les symboles renforcent involontairement l’opinion de l’individu vis-à-vis de l’Etat-Nation ou d’une culture spécifique.

Le deuxième niveau se situe par rapport au développement des médias qui bouleverse les valeurs et les traditions des sociétés. Les médias ne sont pas uniquement des technologies que les institutions ou les individus choisissent d’utiliser ou non. Ils sont eux-mêmes devenus des institutions influençant les autres à se soumettre à leur logique.

Ils agissent, d’une part, dans la composition de la société et de la culture et, d’autre part, en tant qu’institution indépendante se positionnant entre les institutions sociales et culturelles tout en coordonnant mutuellement leur interaction. Certains auteurs comme Fredric Jameson voient la médiatisation comme une expression du postmodernisme par lequel les médias élèvent une nouvelle conscience et un nouvel ordre culturel.

En ce sens, les médias font désormais développer de nouvelles formes d’autorités surpassant les trois typologies de pouvoir reconnues par Max Weber. Ce phénomène est déjà constaté par Stig Hjarvard au niveau de la religion. Même lorsque les symboles nationaux sont décontextualisés de l’institution politique à laquelle ils appartiennent et apparaissent dans les médias sans intention, elles fournissent néanmoins une toile de fond continue de l’imagerie qui rappelle au public la présence d’une autorité.

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Dans les médias de masse, sur les réseaux sociaux en particulier, l’individu est libre de participer et de donner son opinion selon une logique de connectivité sans être contraint par une autorité. L’ensemble de ces réactions individuelles constitueront celle de la collectivité. Ainsi donc, l’utilisation régulière des médias sociaux par des chefs de gangs peut provoquer implicitement un transfert d’autorité au niveau de la société haïtienne.

 

Photo de couverture: Jimmy Chérizier le chef et porte-parole de la coalition de gangs G9, marketsearchtelecast.com

Journaliste et communicateur

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