Compte tenu des considérations juridiques émises par le CSPJ et la Fédération des barreaux d’Haïti pour déterminer la fin du mandat de Jovenel Moïse, les sénateurs devraient partir en 2022
Haïti connaît depuis plus d’un an une crise constitutionnelle inouïe qui s’explique principalement par l’absence de la Cour Constitutionnelle et, dans une moindre mesure, par la non-tenue d’élections législatives. En marge du 7 février 2021 surgit un grave contentieux autour de la durée du mandat de Monsieur Jovenel Moïse, alors président d’Haïti. Chacun a tenté de faire son interprétation de la Constitution, l’absence de la Cour Constitutionnelle oblige. Néanmoins, les principales institutions judiciaires haïtiennes telles que le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ) et la Fédération des barreaux d’Haïti avaient estimé la fin du mandat de M. Moïse au 7 février 2021. L’obsession de ce dernier l’a pourtant conduit à accroître ses prérogatives présidentielles et à verrouiller son pouvoir bien au-delà de cette date, jusqu’à qu’il soit lâchement assassiné par des tueurs à gages dans la nuit du 6 au 7 juillet 2021.
En 2022, cette crise constitutionnelle persiste et s’intensifie avec l’émergence de la problématique liée à l’expiration du mandat du tiers du Sénat toujours en fonction. 9 janvier 2022 ou 8 janvier 2023 ? Eu égard aux considérations juridiques émises par le CSPJ et la Fédération des barreaux d’Haïti pour déterminer la fin du mandat de Jovenel Moïse, les sénateurs devraient partir en 2022. Fait inédit : il a été décidé en Conseil des ministres la prorogation du mandat du tiers du sénat au 8 janvier 2023. Cette décision survient vraisemblablement au terme d’un accord conclu d’une part, entre un exécutif dirigé par un Premier ministre, en l’occurrence, Monsieur Ariel Henry, épinglé par le Réseau national de Défense des Droits Humains (RNDDH) et le New York Times dans l’assassinat de Jovenel Moïse, et d’autre part, des sénateurs à l’intégrité douteuse et dont le bilan de mandat reste aussi piètre que lamentable. En effet, ces sénateurs n’ont voté que 42 textes de loi entre 2016 et 2020. Une médiocratie patente qui nourrit l’exaspération des gouverné·e·s.
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Derrière cette décision prise en Conseil des ministres se dissimule la désespérance d’une classe politique cupide et avide de pouvoir et dont le patriotisme reste incontestablement contesté. Il s’agit d’une imposture favorisant une atmosphère politique sordide dans le pays et qui vise à perpétuer le clientélisme ancré chez certains vieux loups de la classe politique traditionnelle et qui représente une menace existentielle pour la démocratie haïtienne toujours à l’état embryonnaire, plus de trente-cinq ans après la chute des Duvalier. Pourquoi prolonger le mandat de ces soi-disant serviteurs publics, qui ne sont au service que de leurs propres intérêts et de ceux de la bourgeoisie ? N’est-ce pas là le symbole manifeste du mépris effronté des politiques haïtiens envers la population dont les conditions de vie ne cessent de se dégrader ?
Distance abyssale entre les sénateurs et la population
Il existe une distance abyssale entre les actions législatives et les besoins des populations. Quels sont les projets de loi, initiés par Joseph Lambert et consorts au cours de leur mandat, visant à endiguer les effets délétères du libéralisme économique effréné dans lequel s’est embarqué Haïti, il y a maintenant trois décennies, et qui a laminé la production nationale ? Est-ce que les sénateurs ont débattu en séance plénière, en dépit de l’inflation galopante, une revalorisation du salaire minimum, du salaire des instituteurs des écoles publiques ou de la rémunération des infirmières et médecins des hôpitaux publics ? Est-ce que les sénateurs ont légiféré sur les bouteilles en plastique qui polluent l’environnement haïtien, accélérant ainsi le dérèglement climatique dont les premières victimes seront les populations les plus vulnérables ? Au fait, les vrais besoins de la population n’ont jamais été inscrits sur leur agenda politique et ils ne soucient guère de travailler à l’émergence d’une autre Haïti avec des institutions solides, ni de promouvoir l’émancipation des classes défavorisées en œuvrant, entre autres, pour une école publique et des services de santé inclusifs et efficaces. Les conditions de vie de la population n’ont jamais été aussi alarmantes et la perspective d’un futur meilleur reste assez sombre. Pourtant, ces prédateurs très enclins au luxe, s’acharnent à augmenter les privilèges qu’ils s’offrent à partir des deniers publics. Le cas de Lambert en est une parfaite illustration. Président du Sénat, il s’est fait payer par les contribuables une résidence officielle pour une somme de huit millions de gourdes quand 60 % de la population vit avec moins de 2,41 dollars états-uniens par jour, le seuil de la pauvreté.
Aucune transparence dans la façon dont l’argent des contribuables alloué aux sénateurs est dépensé. Aucun audit de la Cour de Comptes et du Contentieux administratif n’est encouragé en ce sens.
Par ailleurs, le contraste entre le train de vie des sénateurs et d’autres groupes d’agents du service public est criant. D’un côté, des sénateurs qui coûtent une fortune aux contribuables haïtiens jouissent de tous les avantages sans aucune exigence de résultat. Certains d’entre eux s’enrichissent au point de pouvoir s’offrir, en Amérique du Nord, des villas évaluées à plusieurs millions de dollars états-uniens. D’un autre côté, les médecins et les infirmières de nos hôpitaux publics et les instituteurs de nos écoles publiques doivent se serrer la ceinture. Ils ne perçoivent pas leur salaire à temps, galèrent à payer leur loyer et ne parviennent plus, à cause de l’inflation des deux dernières années, à répondre aux besoins de leur famille. Toutefois, ils sont bien obligés d’être au chevet de leurs patients pour les médecins et les infirmières, et contraints d’être présents pour leurs élèves dans le cas des instituteurs. À défaut de pouvoir vivre dignement en Haïti, certains essaient de fuir, au péril de leur vie dans certains cas, la vie infernale imposée par les mauvaises politiques gouvernementales et la médiocrité des législateurs.
L’autre face cachée des sénateurs
Au-delà de l’incompétence des sénateurs, le sénat haïtien est miné par une culture d’opacité et de corruption. Des sénateurs vénaux monnaient leurs votes en marge des séances de ratification de déclaration de politique générale du Gouvernement. Ces faits de collusion sont légion. Pourtant, aucun sénateur n’a été inquiété ni poursuivi par la justice. À chaque scandale, ils feignent de vouloir endiguer ces pratiques peu conventionnelles, mais au fond en assurent l’impunité.
Par ailleurs, ils transgressent volontiers les principes fondamentaux de la démocratie. Aucune transparence dans la façon dont l’argent des contribuables alloué aux sénateurs est dépensé. Aucun audit de la Cour de Comptes et du Contentieux administratif n’est encouragé en ce sens. Pourtant, ils se targuent tous d’être des démocrates. Des démocrates vaccinés contre la probité, la transparence et la redevabilité. À ce titre, la vision d’un diplomate français sur la situation en Haïti dépeint parfaitement la situation qui prévaut au sénat : « [sa] vision des choses c’est que l’État haïtien a été infiltré par des groupes affairistes, des groupes mafieux qui ponctionnent très fortement les finances publiques ; qui détournent massivement l’argent public des Haïtiens ; qui s’opposent aux avancées de la gouvernance démocratique ; qui s’opposent au contrôle démocratique sur l’usage des ressources publiques. »
L’émergence de l’excellence
Dans une conjoncture aussi compliquée que celle qui perdure en Haïti, la prorogation du mandat de ces dix sénateurs n’aurait de sens que si elle pouvait, d’une part, contribuer à réduire les inégalités socioéconomiques qui sont profondément enracinées dans la société haïtienne, et d’autre part, faciliter le retour à l’État de droit dans l’un des pays les plus inégalitaires de l’Amérique latine et des Caraïbes et où les violences de gangs et les enlèvements ont explosé ces trois dernières années. Sinon les ressources engagées pour reconduire ces sénateurs aux idées rétrogrades pourraient être réallouées à des secteurs stratégiques de la vie nationale, et du coup mieux profiter à la communauté. Imaginez un instant qu’on investisse le budget assigné aux sénateurs à la construction de bibliothèques dans nos écoles nationales ou lycées qui souffrent d’un manque criant d’infrastructures.
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Depuis le soulèvement social de juillet 2018, se dégage dans le pays une puanteur accablante de fin de règne des vieux faucons de la classe politique traditionnelle, qui ont toujours considéré leurs électeurs pour des idiots. Et qui pis, s’en sont jusque-là sortis sans encombre, facilités das cette tache par des médias qui, dans une quête permanente de créer la sensation, sciemment se rendent complice de leurs dérives, en régénérant inlassablement à chaque élection des vieux moisis de la politique qui ne s’inscrivent jamais dans les annales historiques de ce pays, sauf pour des faits de corruption.
Il est désormais temps de voir émerger en Haïti une surenchère émancipatrice et fédératrice arbitrée par l’excellence et l’intégrité pour remplacer cette classe d’hommes inaptes, corrompus et aux idéologies floues. Une nouvelle classe de politicien·nes. De vrais chantres de réformes technocratiques visant à combattre les inégalités et la pauvreté, et à promouvoir l’émergence d’une société propice à l’épanouissement collectif loin du système actuel, lit de l’individualisme à outrance et promoteur de l’épanouissement et l’enrichissement d’une minorité.
Juwendo Denis, Ph. D.
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