Interdit de parler créole dans les salles de classe, interdit aussi sur la cour de récréation, interdit avec les parents… c’est une langue parlée avec les amis ou la servante
Il existe une double manière d’aborder la place du créole dans le système scolaire. D’un côté, il y a la langue enseignée en tant que matière à part entière, c’est-à-dire le cours de créole. D’un autre côté, il y a la langue utilisée pour dispenser les autres cours.
Que l’on regarde l’un ou l’autre, on est dans des situations sensiblement différentes.
En tant que matière, c’est récemment que le créole s’est trouvé une place dans le cursus scolaire. On observe de plus en plus d’ouverture à cette discipline qui devient une affaire sérieuse, notamment avec la création récente de l’académie créole (Akademi Kreyòl). Même les écoles historiquement réfractaires à l’idée, comme les congréganistes, participent de cette initiative.
En tant que langue d’enseignement, le créole n’a jamais été bien loin. Toujours le professeur passera d’une langue à l’autre ; souvent pour rendre plus intelligible une notion. En somme, toutefois, cette langue reste sous le joug d’un mépris social.
En tant que matière, c’est récemment que le créole s’est trouvé une place dans le cursus scolaire.
Interdit de parler créole dans les salles de classe, interdit aussi sur la cour de récréation, interdit avec les parents… c’est une langue parlée avec les amis ou la servante.
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Cela dit, dans le cas d’élèves plus défavorisés, souvent exclusivement créolophones, la salle de classe représente un dépaysement. Dans cette situation, la violence de ce passage est d’abord une violence de classes.
Comme le rappelle Sylvie Solère-Queval à la suite de Pierre Bourdieu, « c’est un fait établi qu’il existe une corrélation entre position sociale et accès au savoir ». Et en Haïti, hautement frappé d’analphabétisme, quand on fait partie des privilégiés, la langue française est quasiment une langue maternelle. C’est une prérogative de naissance.
De l’autre côté, pour les plus chanceux des pauvres, ils la retrouvent en classe. D’où le sentiment d’une anxiété qui traverse tout le corps social. Elle arrive avec cette obligation de maîtrise de la langue.
Dans le cas d’élèves plus défavorisés, souvent exclusivement créolophones, la salle de classe représente un dépaysement.
Devant cette injonction de prendre la parole dans une langue qui n’est pas la sienne, l’élève créolophone ressent comme un tremblement au plus profond de son être. Cette secousse, c’est la fracture de son psychisme, reflet d’une fracture antérieure, celle du corps social.
À partir de là, cet élève tombe souvent en «échec scolaire». Il y a comme une chape de plomb qui lui interdirait l’accès au savoir. Pas comme l’élève de Boimare (1983) qui ne «vit pas la connaissance et l’élaboration intellectuelle qui s’y rattache comme l’accès à de nouveaux plaisirs» ou, celui de Sylvie Solère-Queval, qui met de l’énergie à s’en protéger ; juste parce qu’il ne veut ni «apprendre» ni «penser», tout en gardant d’une certaine manière le besoin de connaitre. Ainsi qu’elle affirme : « Ces enfants ont envie de savoir, ils souhaitent accéder à la connaissance et ils sont prêts à faire beaucoup pour y arriver, excepté une chose, excepté d’apprendre. Savoir oui, apprendre et penser non ». L’élève haïtien, s’il a des similitudes avec celui de Boimare (plaisir d’apprendre) et Sylvie S.-Q. (refus systématique de l’apprentissage) diffère, puisque pour lui, le gros du problème, sera la langue.
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L’école haïtienne aurait intérêt à résoudre ce vieux problème de la langue. Elle permettrait déjà — en effaçant au passage quelques frustrations — qu’elle devienne véritablement républicaine.
En Haïti, hautement frappé d’analphabétisme, quand on fait partie des privilégiés, la langue française est quasiment une langue maternelle. C’est une prérogative de naissance.
Comme le dit Henri Peña-Ruiz : «L’absence d’institution scolaire « commune, ouverte à tous », laisse le champ libre aux différenciations internes de la société civile pour moduler l’accès à l’instruction : elle consacre à cet égard les inégalités». Il en va donc de la bonne marche de notre démocratie. Telle qu’elle est, cette école ne fait que reproduire les déficiences d’un système socioéconomique, qui prend en charge les uns et laisse de côté les autres. Ceux qui ne parlent pas la bonne langue ou, c’est le prolongement du problème, ceux qui n’ont pas la bonne couleur de peau. C’est en dépassant véritablement ces contradictions que l’école haïtienne deviendra un espace d’émancipation intellectuelle et d’épanouissement égalitaire.
Dans la salle de classe, l’élève défavorisé qui vient d’une famille exclusivement créolophone part avec un cran de retard. Non seulement parce qu’il a la barrière de la langue, mais aussi, voire surtout, à cause de la précarité économique.
Telle qu’elle est, cette école ne fait que reproduire les déficiences d’un système socioéconomique, qui prend en charge les uns et laisse de côté les autres.
La plupart du temps, en effet, précarité et méconnaissance du français vont de pair. Mais, il y a aussi ceux qui seront en avance dès le départ, parce que favorisés. Ainsi que le rappelle Peña–Ruiz: « Pierre Bourdieu, naguère, a pu appeler « héritiers » les enfants qui jouissent ainsi de facilités économiques et d’incitations culturelles et anticipent en quelque sorte dans leur vie quotidienne les éléments d’une culture dont l’école doit assurer la transmission». Dès lors, le but de l’école, dans l’optique républicaine, sera de passer par-dessus ces différences. En rendant, enfin, comme le disait Condorcet, «la raison populaire».
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Pour ce faire, il faudra commencer par redonner de la dignité à la langue maternelle. C’est-à-dire que les cours devront être dispensés sans complexe en créole, dès que le professeur soupçonnera un malaise, même de la part d’un seul de ses apprenants.
Par Fabrice Torchon
Écrivain et professeur de philosophie
© Image de couverture : freepik
Selon l’ancien sénateur Patrice Dumont, la langue parlée par les Haïtiens devrait être désignée comme « Haïtien ». Visionnez cette vidéo pour entendre son point de vue :
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