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Opinion | Ils m’ont épargné. Ils ont assassiné Eveline. Ils décident de tout.

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Aucune société ne peut se développer et assurer une existence paisible à ses membres, quand les plus forts font la loi, quand les conflits qui naturellement animent le vivre ensemble ne trouvent résolution que dans la violence, quand le droit à la vie et le respect de la propriété privée sont inexistants

Les derniers rayons de soleil avaient tiré la révérence quand les malfrats s’en sont pris à moi. 8 h, 8 h 15. Route de Bourdon, 15 octobre. Ils sont deux, à pied et armés. Deux autres attendent dans une petite voiture, garée non loin de la scène, me rapportent des témoins, tétanisés. « Rentre dans la voiture », intime l’un d’entre eux, visiblement pressé. J’acquiesce. Ils exigent les clés du véhicule. J’acquiesce.

S’en suivra une balade d’une dizaine de minutes. Je suis fouillé. Dépouillé de tout, y compris de mon portefeuille, mon sac de travail et mon téléphone. Je suis fouillé aussi, discursivement. L’interrogatoire semble desservir deux buts. Évaluer les risques que l’on retrouve le véhicule, en premier. Décider, ensuite, de l’opportunité de faire un kidnapping. J’ai donné des garanties pour le premier, j’ai rappelé que je suis journaliste en Haïti, pour le second.

Mes voleurs ne paniquent pas, moi non plus. Ils ont l’avantage de la force. Ils le savent. J’ai la sensation que je vis mes dernières heures, ils ne doivent pas le savoir. « Baisse la tête », m’ordonne celui qui me tient en respect sur la banquette arrière. La sensation froide, brutale, et surtout définitive du revolver sur mes côtes vient me rappeler la tragédie du contexte. Certes. Mais je refuse.

La voiture me parait plus silencieuse que d’habitude. Elle fend tranquillement la nuit sombre, prend à gauche, dépasse le rectorat de l’Université d’État d’Haïti, bifurque à droite, s’arrête. Elle repart, passe tranquillement à côté d’une patrouille de police à Lalue, revient sur ses pas, et repars en vitesse, imperturbable.

Qu’est-ce qui m’arrive ? me suis-je demandé, alors que je répondais aux questions de mes ravisseurs. Vu ma discrétion congénitale, les hypothèses ne sont pas nombreuses. En tête de liste, évidemment, viennent les représailles pour la proposition éditoriale impertinente d’Ayibopost. Nous avons toujours voulu défendre la vérité, la transparence, la morale et le service public. Dans un environnement où tout semble porter un prix, la simple affirmation d’une volonté de lutte contre la corruption et l’exploitation d’autrui constitue une démarche déviante, et même antisociale.

Puis, vient la banalité du mal. Au sens décrit par Hannah Arendt, dépouillé du contexte nazi, bien évidemment. En ce jeudi soir, deux hommes prennent un autre otage. L’identité, mon identité, importe moins que les traits démographiques et sociaux qui me caractérisent. Jeune professionnel au pouvoir d’achat relatif, d’un côté. Jeunes adultes, fort probablement avec une longue succession d’entorses à la loi, de l’autre. Chacun joue son rôle dans une société haïtienne livrée à la peur, au kidnapping et autres fulgurances criminelles.

« Descends ! C’est-là qu’on va te tuer », entends-je. Je descends, et sagement, j’attends qu’on me tue. À ma grande surprise, mes voleurs n’ont pas tenu parole. Ils sont repartis en trombe dans la nuit fraiche de ce 15 octobre 2020.

Je cogiterai encore longtemps sur cette soirée et ses implications. À Ayibopost, nous avons renforcé nos mesures sécuritaires. Personnellement, je suis sur mes gardes. Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?

Que signifie la prudence dans un pays où des criminels foulent le macadam, non-cagoulés, et lourdement armés ? Quelles mesures de sureté adopter quand des milliers d’armes non fabriquées en Haïti s’importent, s’échangent, se légalisent dans une indifférence déconcertante ? Comment protéger les siens quand des malfrats peuvent, en toute impunité, exploser la sérénité d’un foyer par une nuit sans vague, pour piller, tuer, violer et kidnapper ? Que dire quand des autorités régulièrement constituées, entretiennent d’excellents rapports, fusionnent même, avec la pègre, et les escadrons de la mort ? Comment interpréter les propos d’un responsable de comité de désarmement qui affirme, sans broncher, avoir participé à l’érection du G9, une organisation criminelle brutale, sanguinaire et illégale ?

Dimanche dernier, 1er novembre, la presse annonçait l’assassinat sauvage d’une jeune fille de 22 ans. À 22 ans, l’on apprend à peine à connaitre et à se connaitre, à embrasser le monde, à s’y créer une place. À 22 ans, Evelyne Sincère est kidnappée, abusée, fort probablement et violentée. Ensuite, le vide. Elle ne rentrera pas. Elle ne rentrera jamais, tout comme Farah Kerbie Dessources, tout comme Lencie S. Mirville et les centaines d’autres victimes silencieux, battus, meurtris et tués.

Mes voleurs m’ont relâché dans une rue vide, et sombre. Ceux de Sincère ont rejoint la bestialité la plus crasse à l’opprobre. Ils ont jeté le cadavre sur une pile de fatras après s’être accaparé de la vie, du potentiel immense et illimité d’une jeune femme à fleurs de l’âge.

J’aurais pu mourir ou finir amoché sur un lit d’hôpital. Ou séquestré dans une chambre exiguë, alors que ma famille et mes amis s’endettent pour rassembler un montant qu’ils ne possèdent pas, un montant qui va alimenter une économie du crime, qui arrose de petits exécutants, mais remonte jusque vers des personnages influents et ayant pignon sur rue dans ce pays. Des dizaines de familles haïtiennes rachètent la vie des leurs à un prix qu’ils payeront toute leur vie. Et comme toute réponse, le président évoque son choc « en tant que père de famille » et appelle les autorités à « mettre les bandits hors d’état de nuire. »

En cette soirée du 15 octobre, aucune autorité n’a appelé pour consoler ma mère. Aucune parole n’aurait pu. La famille d’Evelyne Sincère n’a que faire du choc et des vœux pieux de Jovenel Moïse. Ils sont inutiles. Si le président croit en sa propre parole, son cas relève de la psychiatrie profonde. S’il s’est prononcé sans conviction, son tweet s’ajoute à une longue liste de déclarations performatives, sans substance et sincèrement insultantes.

Les théoriciens de la formation des États partagent presque tous un point commun. Ils se rendent à l’évidence que la « superstructure » dénommée Etat tire sa légitimité de sa fonction dans la société. Cette fonction prend corps dans une démarche collective, catalysée par les Constitutions dans les sociétés modernes. L’on fait société, au prime abord, en établissant un « contrat social ». Ce contrat généralement met en avant la liberté, la poursuite du bonheur, un minimum de prospérité pour tous, le respect des droits humains, le service public de la justice, etc.

Les élections permettent d’élire les représentants de la collectivité, mais AUCUN pouvoir ne peut jouir d’une quelconque légitimité si, par incompétence ou volonté criminelle, il faillit à, méprise, ou n’arrive pas à honorer le contrat social. L’administration de Jovenel Moïse, et plus largement celle du Parti haïtien tèt kale (PHTK) qui dirige Haïti depuis neuf ans se retrouve dans cette catégorie.

Depuis l’avènement de ce « régime », la violence gratuite et rémunérée, la corruption et l’illégalité se sont introduites un peu plus profondément dans les foyers et les mœurs du pays. La force seule semble avoir droit de cité.

Ce pouvoir a d’ailleurs pris naissance dans la force, et il a modelé Haïti à son image. Les élections de 2011 furent une farce, où des intérêts externes se sont joués de la volonté populaire pour installer à la présidence un bateleur incompétent doublé d’un saltimbanque bruyant. C’est aussi par la force des choses que son dauphin, Jovenel Moïse, prend le pouvoir, alors qu’il était inconnu du grand public et sans aucune expérience dans la gestion de la chose publique.

Depuis plus de trois ans, c’est par la force que Jovenel Moise dirige le pays. La force transparait dans ses discours à l’arrogance à peine voilée : « Prezidan fin pale, pwen ba ». Mais aussi dans ses multiples actes immoraux, illégaux et aujourd’hui inconstitutionnels.

Une des premières décisions de Jovenel Moise fut de limoger les responsables des institutions de lutte contre la corruption qui enquêtaient sur ses multiples entorses à la loi. C’est aussi par la force brute qu’il a ignorée pendant des mois, les multiples rapports des organisations de défense des droits humains qui indexaient des cadres de son administration dans des massacres et des cas flagrants de violation des droits et de la dignité humaine.

C’est par la force que Jovenel Moise, empêtré jusqu’au cou, dans la dilapidation des fonds Petrocaribe arrive à se maintenir au pouvoir. Dans un environnement où des armes, principalement importées des États-Unis, sont aussi disponibles que les sachets d’eau, aucun citoyen exténué n’ose se pointer dans les rues pour dire son opposition à un gouvernement qui, à défaut d’améliorer sa vie, contribue activement à l’empirer par incompétence et complicité avec les bandits.

Et les bandits, donc ? Il est aujourd’hui documenté que le G9, la plus importante organisation criminelle que connait ce pays depuis 1986, a pris naissance sous instigation de l’administration en place. Le G9 parade dans les rues, kidnappe, tue, pille, viole, menace les opposants au pouvoir en place et se tient prêt pour perturber les prochaines élections au profit du PHTK, qui devrait rester au pouvoir pour 50 ans.

Vit-on encore dans une démocratie quand l’État de droit n’existe plus, encore moins la séparation des pouvoirs ? Quels pouvoirs ? Depuis l’avortement des élections l’année dernière, le législatif n’est plus. Le judiciaire, déjà brinquebalant, reste empêtré dans la corruption, l’incompétence et l’irrespect des lois. Très récemment, des pièces à conviction de l’assassinat hypermédiatisé du bâtonnier Monferrier Dorval ont disparu au Palais de justice sans qu’il y ait effraction. Ici aussi, la force de l’argent détient un pouvoir disproportionné.

C’est par la force que Jovenel Moïse accapare des pouvoirs que ne lui confère pas la Constitution. Les normes ne veulent plus rien dire, la loi n’a plus droit de cité, la logique la plus simple est foulée au pied. Le prince pompe des décrets, sans égard aucun pour les principes constitutionnels. Un peu comme au temps de la dictature des Duvalier, il réorganise sans consultation le vivre ensemble. Il exige une nouvelle charte fondamentale — probablement taillée à l’image du PHTK —, et campe un organe électoral sans accord politique.

Les hommes d’affaires de ce pays s’accommodent fort souvent de l’ignoble, supportent des leaders peu recommandables et se rendent coupables de pratiques commerciales déloyales. Certes. Il faut en faire la condamnation et lutter pour la responsabilisation des malfrats de la grand-rue et ceux des salons climatisés. Mais qu’à cela ne tienne. Rien ne justifie la violation de la loi par des autorités constituées, l’utilisation de la force légale pour s’en prendre à des opposants politiques sous couvert de défense de l’intérêt du plus grand nombre.

La communauté internationale aussi se met au jeu de la force (comme toujours d’ailleurs). Dans un pays submergé par la peur, cerné par la précarité et une grave crise politique, la Mission des Nations unies pour l’appui à la Justice en Haïti parle de réforme constitutionnelle comme d’une priorité. Les États-Unis « exigent », « demandent » et menacent de « conséquences ». Ceux qui osent dire non aux velléités inconstitutionnelles d’un gouvernement illégitime, puisqu’incapable d’honorer son pacte envers la société, sont sommés de monter à bord ou de se taire, de gré ou de force.

Aucun État viable ne se construit sur la force, seule. Aucune société ne peut se développer, assurer une existence paisible à ses membres, quand les plus forts font la loi, quand les conflits qui naturellement animent le vivre ensemble ne trouvent résolution que dans la violence, quand le droit à la vie et le respect de la propriété privée sont inexistants, quand un premier ministre estime décent de rejeter par insinuation la responsabilité de la mort d’une jeune fille sur le laxisme supposé de ses parents.

Les êtres humains sont capables du meilleur comme du pire, dans les circonstances extrêmes. Le régime en place depuis neuf ans a supervisé et participé à l’instauration d’un ordre social où la peur paralyse la majorité et les pires instincts des criminels sont entretenus et exacerbés. Il devient salutaire de s’en débarrasser et d’instaurer une forme de morale publique et un minimum de compétence à la tête de ce pays. L’avenir collectif en dépend.

Widlore Mérancourt

Widlore Mérancourt est éditeur en chef d’AyiboPost et contributeur régulier au Washington Post. Il détient une maîtrise en Management des médias de l’Université de Lille et une licence en sciences juridiques. Il a été Content Manager de LoopHaïti.

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